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Moins que

L'espace franco-canadien

«Vous n’êtes pas d’ici? Ah bon… Pourtant, à vous voir, à vous entendre, j’aurais cru…» Étonnement le plus souvent accompagné du compliment condescendant de rigueur: «En tout cas, vous parlez bien français pour un Franco-Ontarien.» Ma réponse, classique: «Merci. Vous ne vous débrouillez pas trop mal, vous non plus.» J’ai dû jouer dans cette scène-là des centaines de fois.

Précision: je n’ai pas eu trop à me plaindre du nativisme québécois. D’accord, on se sent parfois regardé de travers, mais je préfère penser que ça ne m’a pas nui. Il est vrai aussi que je possède les sésames essentiels: couleur de la peau, le français pour langue maternelle, avec l’accent maison à la clé, prénom et nom irréprochables. Mes seules taches indélébiles aux yeux des sectaires: je suis originaire d’Ottawa, où j’habite toujours. J’aurais pu imiter certains de mes contemporains, contraints par leur talent à s’exiler au Québec – ils s’en sont d’ailleurs bien portés –, mais il se trouve que, dès mes débuts, j’ai assumé le hasard de ma naissance ainsi que mes choix de vie.

Je crois aussi sincèrement que les Québécois, ces grands susceptibles dont on se demande pourquoi ils sont si inquiets de leur image, ont raison en général de se dire tolérants. D’ailleurs, j’en ai connu, des courageux qui n’hésitaient pas à morigéner les colons qui me lançaient: «Poète, vos papiers!» Il reste qu’une petite réflexion sur ce sujet ferait peut-être du bien.

L’inexcusable, dans le nativisme, c’est cette hiérarchie qui rogne l’humanité des uns et des autres. Vous n’êtes pas né ici, vous êtes tout de suite moins que. Alors, le Québec, vous ne pouvez pas connaître, il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre. Vos observations, si légitimes soient-elles, ne valent rien, vous n’avez pas voix au chapitre. Si, de surcroît, vous ne parlez pas le français, vous êtes moins-moins que. Et si vous avez le malheur d’être d’une origine différente, ça fait trois prises contre vous: la porte est par là! Même si vous êtes né au Québec, vous existez moins qu’un autre si l’adn et la langue vous font défaut. Triste ironie, on ne tolère pas d’exception pour les Premiers Peuples. Quand Mary Simon a été nommée gouverneure générale du Canada, personne n’a dit: Félicitons notre compatriote québécoise qui est aujourd’hui la première personnalité de l’État canadien. Ben non! Une femme inuit qui ne parle pas français, c’est du moins-moins que. Tough luck. Joyce Echaquan non plus n’était pas assez québécoise.

Sottisier à ciel ouvert, le nativisme est aussi l’antichambre de bien d’autres maux. Le racisme, oui, comme l’a prouvé Alexandre Bissonnette en mitraillant la mosquée de Québec. Mais surtout le nationalisme, qui n’est autre chose que le narcissisme fait peuple. J’avance ici en terrain miné, je sais. Depuis que l’État s’est substitué à l’Église au Québec, le nationalisme a pris valeur de religion dans l’espace public. Ce qui fait qu’on enfile professions de foi, excommunications, inquisition des hérétiques, prières, messes, pénitences, châtiments, et toute la liturgie de l’autocélébration. Dernièrement, tiens, la Louisiane a été promue au rang d’enfer. (Ce qui est bien injuste, d’ailleurs, quand on sait que les cultures cajun et créole ont fait le tour du monde avec leur musique et leur cuisine. Pas pire pour une culture morte. Mais les curés nationalistes n’ont jamais voulu croire qu’il pouvait exister des cultures sans langue. L’Irlande, par exemple. Proust avait raison: les faits ne pénètrent jamais dans le monde où vivent nos croyances.)

On aurait tort de compter sur les têtes parlantes du Québec pour contrer le mouvement. Hélas, s’agissant de politique, l’intelligentsia du Québec n’est pas toujours intelligente. Elle a été volontiers antisémite dans le temps, chose qu’elle a commodément oubliée; par deux fois, elle a combattu la conscription alors que l’intérêt des démocraties commandait la mobilisation. Elle a embrassé l’indépendantisme à l’époque où le tiers-monde était de saison; puis sa version charlatane appelée le souverainisme. Elle s’est agenouillée devant le PQ, aujourd’hui parti croupion à l’idéal naufragé, puis elle a apostasié discrètement. Je ne dis pas que les intellectuels québécois sont des zéros, mais pour un Pierre Nepveu et une Suzanne Jacob, je pourrais vous nommer cent cinquante Christian Dufour, Denise Bombardier et autres donneurs d’opinions banales, surannées. La bourgeoisie intellectuelle se cale aujourd’hui dans la fierté identitariste. Au tour de Céline d’avoir raison: la vanité n’est jamais intelligente.

Heureusement qu’il y a les Québécois. Leur fond nativiste a beau être bien vivant, ils sont nationalistes comme ils étaient jadis catholiques. Croyants, mais seulement les jours fériés. Chiches à la quête, blasphémateurs impénitents, infidèles aux élections, moqueurs, irrévérencieux, canadiens une heure par jour, quand ça les arrange. Ce qui s’appelle penser et agir en personnes libres.

On me reprochera peut-être ces mots qui fâchent, mais je persiste à croire qu’il faut regarder les choses en face si l’on veut se vertébrer et tutoyer l’avenir. Mais, au fond du fond, les Québécois feront bien ce qu’ils veulent. Entre vous pis moi pis la boîte à bois, ça m’est un petit brin égal. Après tout, je viens pas d’icitte.

 


Daniel Poliquin est un vieux malcommode qui mène une vie sans histoires dans un charmant taudis, à deux pas du cimetière Notre-Dame d’Ottawa. On ne le voit plus beaucoup depuis qu’il est tombé amoureux de la Nouvelle-France du XVIIe siècle, époque injustement mal aimée.

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