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Mission fantôme

Écrire ailleurs
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Quand vous aurez entendu cette histoire vous ne pourrez plus jamais l’oublier.
Lafcadio Hearn

 

J’ai visité le Japon pour la première fois en 2013 avec Suzanne. Une Parisienne, blonde, mais qui autrement a tout de la Japonaise. Bien élevée. Courageuse. Sophistiquée. C’est elle qui m’a fait découvrir les yōkai, ces fantômes issus du folklore japonais, et c’est aussi grâce à ses conseils que j’ai pu obtenir, à l’hiver 2018, une résidence d’artiste de trois mois au Tokyo Art and Space (TOKAS). Ma mission là-bas ? Chercher les fantômes.

J’ai commencé par traîner un soir au cimetière Aoyama, où traînaient aussi des dizaines et des dizaines de chats.

J’avais lu chez Lafcadio Hearn (Fantômes du Japon) qu’à l’époque d’Edo on coupait la queue des chats parce que c’est un bout qui attire les fantômes. Je me promenais donc dans le cimetière. Ciel froid et soleil couchant. Corbeaux plein les branches. Dix février. Et aucun des chats que je voyais n’avait de queue. Trop bizarre. Était-ce possible qu’on coupe encore aujourd’hui au Japon la queue des chats ? J’ai posé la question à Ayumi, coordonnatrice à TOKAS, qui m’a répondu plus personne ne fait ça de nos jours, évidemment, ce serait de la cruauté animale. Pourquoi est-ce qu’il y avait tous ces chats sans queue au cimetière Aoyama, alors, c’est curieux non ? Non c’est normal, m’a-t-elle spontanément répondu, puisque les chats ont neuf vies, ils ont aussi neuf queues. Euh… et alors ? Alors les chats que tu as vus avaient épuisé toutes leurs vies, donc toutes leurs queues. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils se tiennent au cimetière. Ah au fond c’est logique. Oui très logique. Puis elle s’est caressé la nuque, l’air inquiet. Est-ce que tu as aussi vu des chats à deux queues à Aoyama ? Des chats à deux queues ? Oui, eux aussi traînent dans les cimetières, ce sont des nekomata, ils déterrent les morts pour les faire ressusciter.

C’est une des premières conversations que j’ai eues à Tokyo, où la réalité se mêle naturellement à la fiction, sans doute à cause de la vision animiste que la plupart des Japonais ont du monde.

OK mais toi, Ayumi, t’y crois, au fait qu’en chaque chose réside un esprit ? Si tu me demandes mon avis, sérieusement, je suis obligée de dire que j’y crois, que je pense que dans ma jupe, là, par exemple, il y a un esprit, et que dans mes souliers aussi. Pareil pour le plancher, les murs, tout. Voilà pourquoi il faut prendre soin des choses, de la nature, de tout ce qui existe sans exception. Hummm… mais comment t’expliques qu’il y ait ici autant d’objets jetables, des plats en plastique, des emballages, des baguettes, des cannettes, mille et une gogosses à usage unique ? S’il y a véritablement un esprit en toute chose, il faudrait pas aussi prendre soin des verres en carton de chez Doutor au lieu de les jeter aux vidanges ? Ah c’est qu’au Japon on brûle les déchets. Pourquoi tu dis ça ? Parce qu’en brûlant les déchets ça permet aux esprits de retourner au ciel, Vincent, ils ne restent pas coincés au fond d’un dépotoir comme ailleurs. Et pour toi ça règle le problème ? Symboliquement oui. Ici on brûle les déchets comme on brûle les cadavres, pour libérer les esprits.

Mission Fantôme

J’ai recueilli au Japon des dizaines d’histoires du genre, que j’ai enregistrées, transcrites, traduites le mieux possible. Je pense en intégrer certaines à mon prochain roman.

La plupart des Japonais avec qui j’ai discuté avaient déjà vu au moins une fois un fantôme. En comparaison, j’ai parlé du sujet à une vingtaine de Montréalais et je n’ai reçu que trois ou quatre histoires de courant d’air glacé dans le cou. Y aurait-il plus de fantômes à Tokyo qu’à Montréal ? Peut-être. Après tout, sous les rues et les gratte-ciels de la capitale nippone — largement détruite durant la Deuxième Guerre mondiale — s’encroûtent bien des morts laissés sans sépulture. Mais ce n’est peut-être pas l’unique raison pour laquelle les Tokyoïtes voient plus de fantômes que les Montréalais. Je crois que GeGeGe no Kitaro (une série de mangas [1959 — 1969] et plusieurs séries animées [1968 — 2019]) y est pour quelque chose de fondamental. Avec ces séries extrêmement populaires, Shigeru Mizuki a replacé une foule d’histoires de fantômes au cœur du quotidien nippon. Il m’apparaît donc normal que les Japonais, ayant toujours Kitaro le yōkai à ras de conscience, soient plus sensibles aux apparitions fantomatiques que la plupart des Occidentaux. C’est du moins l’impression que j’ai. Mais je ne suis pas anthropologue, ni sociologue, ni même spécialiste des yōkai. Alors je lis et relis les notes que j’ai prises à Tokyo, j’écoute et réécoute les entrevues que j’y ai menées, et je désespère de ne pas avoir filmé jour et nuit durant mon séjour. Et le temps s’écoule et avec lui disparaît ce que je n’ai pas réussi à consigner d’une manière ou d’une autre. Je pourrais le ressentir comme une injustice terrible, mais heureusement, j’arrive à surmonter l’affaire en imaginant que c’est de l’absence que se nourrit la fiction.

Je l’ai écrit d’entrée de jeu, c’était la deuxième fois que je me rendais au Japon. La première fois j’y accompagnais Suzanne, mon amoureuse de l’époque. Bien élevée. Courageuse. Sophistiquée. M’enfin. L’hiver dernier, cinq ans après qu’on soit allés ensemble à Tokyo, j’ai eu l’impression d’une ville complètement hantée par sa présence. Ou plutôt par son absence. Comme si dans chaque lieu que je revisitais sans elle se trouvait la forme de son corps découpée dans le paysage. Un creux. Une percée. Là. Tellement là. L’impression de ce qui manque. Une apparition en retrait. La présence de l’absence.

Un fantôme quoi, le fantôme principal de l’histoire. ♦

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