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Mille miettes

Nouvelle
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Est-ce que je voulais changer le monde quand, il y a presque quarante ans, je me suis enfin décidée à publier un recueil de poésie ? Je ne le sais pas. J’avais osé écrire le monde en moi et autour de moi. Un état des êtres, des lieux, de la langue. Mon écriture a changé avec le temps tout comme mon corps a changé et changera jusqu’à l’extinction. Je vois un balancier qui va et qui vient au gré des catastrophes, un élastique qui s’étire jusqu’à se rompre pour ensuite reprendre son élan. « C’est dans la perte que l’on progresse. » Cette petite phrase de Mille plateaux me faisait parfois avancer, mais elle me rend de plus en plus perplexe. À mesure que le passé prend de la place, je me demande si le monde peut changer. Je ne vois plus que des miettes d’avenir.

Raconter des histoires, est-ce une façon de changer le monde ? Tout dernièrement, par exemple, je suis allée à Ville-Marie fouiller dans des archives familiales. Je voulais consulter les lettres d’une tante que j’ai beaucoup aimée. Elle avait habité une immense maison toute blanche face au lac Témiscamingue. Elle y avait aménagé une pièce feutrée dont les murs étaient couverts de livres. Je n’avais jamais vu ça. Un jour, je devais avoir une douzaine d’années, elle m’avait dit qu’elle avait écrit au président du Sénégal, Léopold Senghor, et qu’il lui avait répondu. Ça ne m’avait pas frappée sur le coup, j’étais sans doute trop jeune. Elle adorait aussi Pêcheur d’Islande, de Pierre Loti, qu’elle avait lu dix fois. C’est beau, disait-elle, ça me rend heureuse.

Pourquoi ai-je voulu lire ces lettres ? Je ne sais pas. Pour retrouver ma tante ? Pour raconter l’histoire d’une résidente ordinaire d’un petit village éloigné qui correspond avec le président du Sénégal ? Pour lire la réponse du président poète du Sénégal ?

Chercher quelque chose sans savoir au juste ce que je cherche. C’est comme ça, pour moi, l’écriture.

Donc, par une journée caniculaire, je file sur la route du Témiscamingue pour me retrouver un peu dans mon passé, celui des années 1940 et 1950. Quand j’entre dans Ville-Marie, les centres d’achats et la grotte me frappent, comme si le passé et le présent se percutaient au beau milieu de cette rue aux allures de banlieue.

De la fenêtre du motel Louise, le Subway et les Meubles Latraverse obstruent la vue de la grotte et aussi celle du cimetière où sont enterrés mes grands-parents et plusieurs de mes oncles et tantes.
Je pense à eux. J’aurais dû écouter les histoires que racontaient mes grands-mères (mes grands-pères sont morts très jeunes de crises cardiaques), j’aurais dû les interroger. Mais à l’époque, je n’avais pas de passé, je n’avais qu’un grand avenir. Maintenant, c’est trop tard, mes vingt et un oncles et tantes, sans compter les douze conjoints, sont tous disparus. La grotte, elle, est toujours là, même décatie. Je l’avais crue sculptée dans la montagne par la nature, elle est désormais condamnée pour cause de ciment qui s’effrite. Ce lieu de pèlerinage est devenu zone de danger.

La grotte mystérieuse de mon enfance. Tous les 15 août, nous y allions en famille, les quatre marmots tassés sur le siège arrière pendant le voyage sur la route sinueuse et graveleuse qui menait de Noranda à Ville-Marie. Une route Gravol, une aventure de plus de deux heures.

Arrivés à destination, avant d’être distribués dans la parenté, nous montions à pied la rue Notre-Dame-de-Lourdes vers une réplique de la vraie grotte de Lourdes, dans les Pyrénées. Pour que ça imite le film Le chant de Bernadette avec Jennifer Jones, on nous donnait des flambeaux pendant le chemin de la croix. Le Christ suait, saignait, tout comme dans mon catéchisme. À la fin, quand il mourait, les pèlerins chantaient « Au ciel, au ciel, au ciel, j’irai la voir un jour », et puis on allait dormir chez nos grands-mères.

Je me souviens qu’une fois (est-ce un vrai souvenir ?), un lendemain de pèlerinage, alors qu’on déjeunait de crêpes et de confiture aux framboises, j’ai posé des questions à ma grand-mère. C’est du vrai sang, de la vraie sueur sur le front du monsieur qui portait la croix ? C’est des vrais clous qui traversaient ses mains ? Ma grand-mère a très vite répondu que oui, que c’était vrai comme la sainte vierge est vraie. D’ailleurs il y a toujours un miracle. Cette année, vois-tu, c’est la température qui a fait le miracle. Ils ont prévu de l’orage, une tornade même, à l’heure de la crucifixion. Mais l’orage est passé juste à côté. C’est comme le miracle qui est arrivé quand la vierge est apparue à Bernadette Soubirous pour lui annoncer qu’elle était l’Immaculée Conception. C’est quoi, l’Immaculée Conception, grand-maman ? Ah, ça c’est trop difficile à t’expliquer, c’est pas pour les enfants, tu sauras plus tard.

Au retour, mon père en a discuté avec ma mère en fumant cigarette sur cigarette dans l’auto. Je crois pas ça, moi, la sainte vierge qui est montée au ciel. L’Immaculée Conception, non plus, je crois pas ça. Pis ça se fait pas de même, un petit, on le sait nous autres, hein, Honey, a-t-il ajouté en faisant un clin d’œil à ma mère. Dis pas ça devant les enfants, voyons, a rétorqué ma mère.

Tout cela me revient alors que je déambule dans les rues de Ville-Marie, bordées de coquets bungalows entourés de parterres bien tondus.

En entrant dans le palais de justice de la rue Saint-Gabriel, où loge la Société d’histoire, je pense à la prison où ma tante travaillait. Elle habitait un grand appartement à l’étage de cet imposant édifice parce qu’elle était matrone, un mot qui voulait dire geôlière, mais qu’on a remplacé par gardienne de prison, une expression plus respectueuse, plus neutre. Tous les soirs je l’accompagnais au sous-sol pour distribuer leur repas aux prisonnières. Il n’y a plus de prison au palais de justice, me dit l’employée de la Société d’histoire, il ne reste que trois cellules et on n’a pas le droit de les visiter.

Le nez dans les archives, je cherche désespérément les lettres que ma tante a écrites à Léopold Senghor. J’ai beau chercher, ces lettres que j’ai pourtant vues, palpées quand j’étais enfant, je ne les trouve pas. Elles resteront lettres mortes. En revanche, je déniche des photos de ma grand-mère quand elle s’est mariée. Il y a aussi des lettres datées de 1912 dans lesquelles elle décrivait son quotidien à ses sœurs restées au sud, près de Saint-Hyacinthe. Elle leur racontait comment elle s’installait sur la terre de Ville-Marie avec son mari et ses cinq premiers enfants. Je les lis très vite et j’oublie de les photocopier. Est-ce que je pourrai un jour raconter son histoire ? Je ne sais pas.

Je sors dans la touffeur de cet après-midi du mois d’août, je m’engage dans la rue Notre-Dame-
de-Lourdes pour me rendre jusqu’aux abords du grand lac Témiscamingue, espérant retrouver ce lieu un peu en friche qui me faisait rêver. J’y découvre plutôt une marina bien garnie de yachts colorés, des trottoirs asphaltés, des jeux d’eau, une scène de spectacle montée en plein devant le lac. Une image du progrès. Un changement de cap vers l’avenir ? Je ne sais pas.

En remontant la rue Notre-Dame-de-Lourdes vers le motel Louise, je repense à toutes ces lettres qui témoignent du début de ce petit village, je mesure la distance qu’il y a entre ma grand-mère et moi, entre ma tante épistolière et moi. Je pense au monde qui change malgré moi.

De toute façon, les lettres parlent du temps qui est passé, rarement de l’avenir.

Au loin, les collines se dorent au soleil couchant. Pour respirer un peu mieux, je continue de chercher des avenues dans ces miettes de passé. Un passé sans horizon tant l’avenir était grand. Un passé de promesses fragiles. Un passé à partir duquel le monde a peut-être progressé tant il y a eu de pertes.

Je ne sais pas.

 


Louise Desjardins a publié une dizaine de recueils de poésie. Elle a par ailleurs écrit des nouvelles et sept romans, dont La fille de la famille (Boréal, 2020) et La love (Leméac, 1993 et BQ, 2001), pour lequel elle a remporté le Grand Prix du Journal de Montréal et le Prix des Arcades de Bologne.

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