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Mes munitions

Nouvelle
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Les adultes ne savent pas parler aux autres eux non plus, j’ai bien vu mes parents lorsqu’ils croisent des gens à l’épicerie. Ils se prennent d’une soudaine passion pour les rayons de conserves dans l’espoir de ne pas être vus, mais les néons ne pardonnent pas et les débusquent à tous les coups. Je peux vous partager mes trucs, je suis devenue une professionnelle dans l’art de la conversation. Je connais par cœur un vaste répertoire d’histoires, j’apprends les bonnes intonations, je ne bute pas sur les mots. Je me suis exercée d’abord devant l’assemblée captive de mes peluches; puis avec le chat qui, lui, pouvait partir, et ne m’a pas écoutée jusqu’au bout — ça a été mon premier coup dur. J’ai changé le ton de ma voix pour l’appâter, quelque chose qui sonne comme «minouminouminou», en travaillant les notes aiguës comme de fines dentelles. Vous me voyez venir: il faut s’ajuster à son public.

Tout dépend d’abord de l’environnement. Je ne vous dirai pas qu’il faut hausser le ton quand il y a de la musique ou du trafic, c’est d’une rare évidence, mais plutôt que cette musique, ces voitures, offrent des distractions à votre auditeur, des excuses pour ne plus vous écouter — vous devez redoubler d’ardeur pour l’intéresser. C’est le moment de sortir une confidence de votre attirail, ou encore une statistique choc savamment mémorisée (saviez-vous que le corps humain était composé à 65% d’eau? Ça y est, vous m’écoutez de nouveau). De même, dans une fête ou à la récréation, il y a des risques que la personne préfère parler à d’autres que vous. C’est dur, je le sais, mais il ne faut pas attacher les gens avec nos paroles: si un au revoir se profile, laissez-le venir avec calme, vous ferez mieux demain.

Parler à une personne ou à un groupe ne présente indubitablement pas les mêmes enjeux. Une personne sera immobile et vous regardera peut-être dans les yeux (c’est la situation à privilégier pour la pratique). Si elle ne parle pas, ça veut dire que c’est votre tour: c’est assez facile, traité de la conversation pour les nuls. Dans un groupe, tout se complique, la conversation est comme un poisson aux écailles humides, qui glisse d’une bouche à l’autre et qu’il ne faudrait surtout pas couper. Pour parler, il faut attendre le moment où le poisson se tortille dans les airs pour l’attraper, et utiliser le bon hameçon, le bon mot-clé qui mène à votre histoire, sans non plus le laisser s’aplatir sur le sol. Il faut travailler ses transitions. Des marqueurs de relation peuvent être utiles: EN EFFET, cela me fait penser à autre chose, et tout le monde n’y voit que du feu. Je ne sais pas pourquoi on ne lève pas simplement la main pour parler, ce serait pratique, mais croyez-moi: hors de la salle de classe, mieux vaut s’abstenir.

À ce que j’ai compris, l’alcool autorise la coupe de la parole et hausse de plusieurs tons le niveau de voix général: disons de trois pour le vin, cinq pour la bière, qui permet même de se taper les cuisses (j’ai pratiqué différents rythmes mais je n’ai pas encore osé le faire en public).

Soyez attentifs au «non-verbal», la base de la communication. (Depuis que je connais ce concept extraordinaire, j’ai développé une relation avec le non-verbal de ma mère, qui m’autorise à reprendre du dessert malgré son non catégorique — pratique). Lorsque vous vous joignez à un groupe, le cercle se reforme-t-il pour vous intégrer? Lorsque vous prenez la parole, est-ce que les gens s’agitent, se regardent entre eux ou, pire, regardent ailleurs?

Un certain nombre de paroles brèves doit être échangé avant que vous arriviez à des anecdotes plus substantielles: une conversation ne peut directement commencer par «tu ne sais pas ce qui m’est arrivé». Ayez toujours en tête un mot d’esprit sur la météo et répondez que vous allez «bien» pour vite passer à autre chose. Après, les échanges deviennent plus libres, assurez-vous d’avoir beaucoup de cartes en jeu et, surtout, de les jouer au bon moment. Quelqu’un parle de la mort de son grand-père, il ne faut pas répondre: «une fois, c’est un gars…». Mon exemple est grossier, mais c’est pour bien me faire comprendre. Gardez en réserve vos meilleures anecdotes comme des as (par exemple: j’ai eu deux fois la varicelle. Je sais, c’est impressionnant!).

Si je veux faire réagir, je sors mon attirail de faits divers: des enfants frappés par la foudre en regardant l’orage à la fenêtre, des grimaces figées dans le vent, des langues collées et arrachées sur le fer des barbelés — je connais même des recettes de bébé au micro-ondes. Je tire toutes mes blagues d’un livre d’histoires drôles, mais je les ai quand même adaptées, j’ai changé toutes les blondes par des nioufis pour ne pas insulter mon amie Maude. Je me risque peu à des nouveautés: l’autre jour j’ai essayé de raconter mon rêve et je me suis empêtrée dans les détails, je grimpais dans un arbre pour jaser avec des écureuils géants qui avaient la voix de mon père, en tout cas je ne vais pas recommencer maintenant.

Une fois, on m’a demandé ma couleur préférée et j’ai répondu avec répartie que je les aimais toutes: satisfaite, je sais que c’est désormais ce que je répondrai toute ma vie. (Ces questions m’angoissent, d’ailleurs: animal, couleur et sport favoris, il me semble qu’on touche là à mon identité profonde. Je trouve même le «comment vas-tu» ébranlant, mais pas le choix, il faut s’habituer — et si ma réponse est prête, je peux renvoyer la question sans la laisser atteindre mon cœur.) Je vole parfois des blagues à d’autres, des opinions politiques convaincantes à mes professeurs. Je garde toutes mes répliques dans les plis dodus de mon cerveau, bien classées dans des petites étagères. Je vérifie chaque soir qu’elles y sont encore, j’ai peur de ne pas avoir assez de place. Mais heureusement, les situations de communication se répètent: j’ai l’impression que j’aurai bientôt tout le matériel nécessaire pour exister. Quand je serai grande, je saurai quoi répondre dans toutes les situations, je n’aurai plus à m’exercer, ni même à réfléchir! ♦

 


Kiev Renaud est membre du comité éditorial de la revue Contre-jour et doctorante en littérature française à l’Université McGill. Elle a fait paraître un roman chez Leméac intitulé Je n’ai jamais embrassé Laure en 2016.

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