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Mes amis en allés

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Dernière lettre à Sancho (François Ricard)

Nous nous sommes rencontrés il y a près de soixante ans, et comme tu l’écrivais, «nous ne sommes pas seulement devenus des amis, mais plus ou moins des frères, presque des jumeaux, et le lien entre nous, c’est certain, ne se brisera qu’avec la mort».

Très tôt, nous nous sommes reconnus dans les figures de Sancho et de Quichotte, unis par ce que tu as appelé «une amitié polémique: leurs tempéraments et leurs idées s’opposent si parfaitement, la folie de l’un est le reflet si parfaitement inversé de la folie de l’autre, que Sancho, sans la présence et les paroles de son compagnon, sait qu’il serait perdu».

Je suis bien d’accord, mon cher François, sur la nécessité de notre désaccord – que serions-nous devenus sans l’autre? –, mais je ne suis pas d’accord avec la fin que tu imagines à notre longue histoire: c’est vrai qu’aujourd’hui je suis triste et un peu perdu, mais je ne sens pas que notre amitié vient de se briser. Au contraire, c’est comme si en cessant d’exister tu étais entré dans une seconde présence où je te sens encore plus proche.

Je sais que tu aurais résisté à cette idée que l’existence conduit à l’être, mais tu n’y peux rien, puisque tu m’as laissé le dernier mot.

La mort silencieuse du poète (Guy Lafond)

Nous ne nous fréquentions plus depuis des années, car c’est le sort ingrat que les disciples réservent à leur maître que de s’en éloigner pour trouver seuls et par d’autres voies la vérité dont ce même maître leur a donné la soif, mais lorsque j’ai appris sa mort il y a quelque temps, je n’ai pas eu à le chercher très loin. Il était encore bien présent dans les œuvres qu’il m’a fait découvrir et qui m’auront accompagné toute ma vie (Rilke, Hölderlin, Jung, Blanchot), dans cette expérience de la mort qui est au centre de ses propres recueils et leur donnait leur titre (J’ai choisi la mort, Les cloches d’autre monde, Poèmes de l’Un, Carnet de cendres, La nuit émeraude): «parce qu’elle est mienne, grave, ce point au bout de la ligne et qui marque l’essentiel silence/J’ai choisi la mort». Pas étonnant que cette poésie, qui fait de la mort l’expérience fondatrice de la vie et de la vie de l’esprit, ait été peu lue à l’époque où la plupart d’entre nous étions engagés davantage dans la quête du pays que dans celle de l’être, l’une n’excluant pas l’autre mais commandant une poétique «de plus en plus abstraite et dépouillée», comme le soulignent Laurent Mailhot et Pierre Nepveu dans leur anthologie de la poésie québécoise.

Si je lui ai dédié mon premier livre («À Guy Lafond, poète de l’eau et du regard»), c’est que je lui dois de m’avoir libéré de ce blocage: je voulais écrire mais j’étais convaincu de n’avoir rien vécu et de ne pas avoir d’imagination: «Écris que tu n’as rien à dire et tu verras ce qui se passera.» C’est ainsi que j’ai découvert qu’écrire, comme rêver, n’était possible que si l’on consent à l’inconnu, qui seul donne une forme à ce que nous vivons, en reliant ce qui est à ce qui devient. La pensée artistique de Lafond, qui avait été pianiste de concert avant de se consacrer au yoga, reposait sur la recherche d’une forme achevée au service d’un fond sans cesse en mouvement, double exigence qui procédait de sa formation de musicien et de sa foi dans la capacité humaine de transformation. Il aura lu et commenté tous mes livres, sauf les deux derniers, avec ce regard du maître qui ne tolère que la perfection, bien sûr, inaccessible. Je me souviens de ce mot qu’il m’a envoyé après avoir lu ce que je croyais être mon roman le plus accompli: «Maintenant je sais qu’un jour tu pourras peut-être écrire un grand roman.» Je crois qu’il avait hérité cette rude pédagogie de son vieux maître François Hertel qui, disait-il, répétait à ses élèves qu’ils n’étaient pas assez intelligents pour commettre un péché mortel.

Enfin, je lui dois aussi la découverte de la pensée indienne, plus précisément celle d’Aurobindo, dont il a traduit Savitri, long poème épique de mille pages écrit en anglais, qui lui a demandé dix années de travail. Même si je suis loin d’avoir consacré ma vie à la méditation, j’aurai retenu de Guy Lafond que la frontière entre le temps et l’éternité est poreuse pour qui sait respirer et passer de l’intérieur à l’extérieur jusqu’à cet instant où «Il n’y a plus de soirs et de matins/ Il n’y pas plus de vies et de morts/ Il n’y a plus qu’un centre nulle part qui profère la lumière!» J’aime penser qu’à quatre-vingt-quinze ans il était heureux de passer enfin dans cette «nuit émeraude» et qu’il m’y attendra un jour.

 


Yvon Rivard est romancier et essayiste, conseiller littéraire et cinématographique. Il a enseigné à l’Université McGill jusqu’en 2008, a collaboré à la revue Liberté pendant plus de quinze ans. Il a dernièrement publié le roman Le dernier chalet (Leméac, 2018) et l’essai Le chemin de l’école (Leméac, 2019, prix Pierre-Vadeboncoeur).

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