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Memoire en apnée

Une femme cherche à retrouver sa mémoire. Toute une partie de son enfance s’est évanouie, effacée par des années de vagabondage.

Roman

Une femme cherche à retrouver sa mémoire. Toute une partie de son enfance s’est évanouie, effacée par des années de vagabondage.

Le premier chapitre raconte le voyage de cette jeune Montréalaise, Joyce, dans la petite ville côtière de La Peñita au Mexique. C’est un retour, car elle y a vécu avec ses parents et son frère des années auparavant. En poursuivant ce temps enfui, en reconstruisant ses souvenirs, elle veut en prouver la véracité. Sinon, il ne restera de cette expérience que ce qu’on lui a raconté — des faits, des gestes, des images sans ancrage. Bringuebalée de villes en pays durant sa jeunesse par un père en perpétuelle recherche d’identité, Joyce tente d’arrêter la course évanescente des souvenirs. Figure centrale du récit, le père est à la fois la source primaire du récit et la parole interrompue.

Les chapitres se chevauchent en alternance avec un deuxième trajet: celui du père, parti avant l’aube sans rien dire à personne au sortir de l’adolescence. Il chemine le long des routes et, par là, s’affranchit de sa famille dans laquelle il ne se reconnaît pas et qui le méprise. Les deux voix sont portées par Joyce qui s’adresse directement au père, comme une sorte de remémoration des origines qui expliqueraient les causes et les conséquences de l’enfance de la fille. En retraçant la ligne du père, elle espère faire surgir de l’ombre sa propre constellation.

Parcourir l’enfance

L’écriture de Giguère a des accents poétiques, elle qui a d’abord fait paraître un recueil de poèmes en 2010 à L’Hexagone. Une part d’onirisme est également présente dans ces réminiscences morcelées et abstraites. L’impression de déjà-vu, ou plutôt de déjà-vécu, toujours située au bord du doute, brouille les limites de la réalité.

[...] la vérité est fuyante et incertaine: pas moins bancale ou mensongère que les mots. Il me faudra pourtant choisir un paysage, une heure, creuser le sable, inventer ce qui fût effacé ou qui n’a pas eu lieu, pour dire à quoi ressemblent cette vie et ceux qui l’ont vécue, montrer qu’ils étaient seuls, le sont restés, poser sur eux mes paumes aveugles, goûter la tristesse de leur peau, lointaine et dépourvue de sens, impossible à pleurer.

Reconstituer les histoires de Et nous ne parlerons plus d’hier est chose impossible et serait de toute façon approximatif. Si agripper la vérité demeure illusoire, le besoin de s’approprier une trame où la couleur miroite dans la profondeur des eaux est essentiel. «[...] j’aimerais parvenir à extraire une scène juste, l’amorce d’un récit qui viendrait à bout de mon amnésie; il faudrait pour cela que j’aie au moins le courage de revoir, sinon d’imaginer». C’est ce que le personnage fera du bout des doigts, sans consentir à une véritable confrontation. Les retrouvailles avec sa part d’enfance n’auront pas vraiment lieu.

Tirer un trait sur sa généalogie

En suivant simultanément l’itinéraire du père, on glane quelques clefs permettant de comprendre la béance au centre de la personalité de Joyce. Lorsqu’il a décidé de partir, ce n’est pas pour trouver les morceaux manquants de ses origines comme sa fille le fera plus tard, mais plutôt afin d’en effacer tous les vestiges. Pour éviter qu’on le file, il a trompé chacune des personnes rencontrées sur son chemin, espérant au passage oublier lui-même d’où il vient: «[...] tu te promets qu’avant septembre, tu auras repris la route, craché les restes d’enfance coincés dans ta gorge.»

Loin de se sentir décontenancé par des interlocuteurs anglophones, le père apprécie que la langue entendue ne soit pas la sienne, qu’elle ne soit pas viciée par les sous-entendus dont étaient remplis les mots de ses frères, de son père. Tout le contraire de Joyce, qui apprend à lire sa langue maternelle en savourant chaque apparition du sens, en décryptant avec victoire les codes qui en éclaircissent l’entendement. Elle aimerait user de cette langue pour faire surgir la signification de son histoire personnelle. Mais ses efforts seront vains, «[se faisant] à l’idée qu’écrire était ici pour [elle] hors de portée».

Ce roman de la fuite, de la quête des origines, particulièrement du père, s’inscrit dans une longue lignée d’œuvres et d’auteurs ayant abordé ces thèmes. Pour ne faire référence qu’à la dernière décennie, on a pu lire sur la question les très réussis Le feu de mon père de Michael Delisle ou encore Remèdes pour la faim de Deni Béchard. Tout aussi pertinents, les romans Blanc dehors de Martine Delvaux et L’œil de cuivre de Pierre Samson n’hésitent pas à forer la terre paternelle. Malgré les phrases trop longues, l’écriture de Giguère est en général fluide, quoique parfois alourdie par l’emploi du passé simple à la deuxième personne du pluriel — «maman et toi finîtes», «laissâtes-vous», «vous ne pûtes».

L’éparpillement des événements présents ou passés, toujours surgis en bribes décousues, pleines de non-dits, crée un roman dont sont absentes linéarité et situations aux dénouements clairs. L’indétermination du personnage se transmet au lecteur, par con-tagion, qui en retirera une sensation de flou persistante; ce qui ne fait pas totalement ombrage aux qualités évidentes du livre, en témoignent la maîtrise de l’écriture et la sincérité de la démarche.♦

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July Giguère
Montréal, Leméac
2017, 160 p., 20.95 $