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Mauvais genre(s)

Éditorial
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Quand j’étais petite, mes parents m’encourageaient à lire, à lire n’importe quoi mais à lire, tous les jours, sans retenue. Que ce soit la comtesse de Ségur, les nouvelles de Maupassant ou même Les oiseaux se cachent pour mourir – la série télé d’un cucul achevé m’avait donné envie d’aller voir à quoi ressemblait le roman.

Au secondaire puis au cégep, on nous enseignait des classiques, mais pas seulement. Je me souviens d’avoir découvert Racine dès le secondaire (ah, Andromaque!), Nelligan un peu plus tard, Michel Tremblay et Musil en première année de cégep, ainsi qu’Orwell et Sartre, Laclos et Rousseau, mais aussi Patricia Highsmith, Hubert Aquin et Françoise Sagan, Didier van Cauwelaert et Doris Lessing, Agatha Christie et Simenon… Je me souviens même d’une analyse passionnante, en cours d’anglais, des paroles d’Eleanor Rigby, des Beatles. Je ne sais pas si je suis passée entre les mailles d’un quelconque filet, mais à aucun moment ça n’a été un enjeu, ce grand écart occasionnel entre la Grande Littérature… et les autres.

* * *

C’est à l’université que les choses se sont gâtées. Heureusement, j’ai eu des profs qui juraient dans le décor. Des profs qui étaient en avance sur leur temps; des profs qui tentaient, parfois sous le regard dubitatif de leurs collègues, de donner une place à ce qu’il était mal vu d’étudier à l’époque.

Ainsi, j’ai pu faire ma maîtrise sur l’autobiographie de George Sand, combinant deux objets d’étude encore marginaux, pour ne pas dire mal vus: la littérature des femmes et les écritures au je, grâce à Mme Jeanne Goldin. C’est aussi elle qui m’a encouragée à participer à un colloque universitaire international portant sur Sand et sur Balzac. Je me souviens comme si c’était hier du fossé impossible à ignorer entre les deux sections du colloque, entre les san- diennes et les balzaciens. Affaires légères de bonnes femmes de province d’un côté, affaires viriles d’hommes sérieux de l’autre. J’étais du côté des sandiennes et j’ai vite compris que, selon les gardiens de l’institution, c’était le mauvais côté, celui des étudiantes qui faisaient des mauvais choix d’avenir, des choix de bonnes femmes et de littérature pas sérieuses. J’ai néanmoins persévéré.

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Au doctorat, j’ai voulu étudier Serge Doubrovsky, un écrivain juif alors vivant (nous étions plutôt encouragés à nous pencher sur les morts), qui pratiquait un genre très largement méprisé: l’autofiction.

C’est Doubrovsky lui-même qui avait inventé ce mot pour décrire une pratique littéraire qui, disait-il, existait depuis longtemps. L’autofiction, c’était l’autobiographie après la découverte de la psychanalyse et des limites de la mémoire, l’autobiographie qui avait conscience des partis pris que suppose toute tentative de raconter sa vie dans l’ordre et en opérant un choix dans les souvenirs, les angles, les mots. L’autofiction, c’était aussi une version démocratique de l’autobiographie, accessible à tous et toutes, et qui permettait à des personnes issues de groupes minoritaires, des nobodies, d’avoir voix au chapitre.

Mais à l’époque, à l’université, pour reprendre le titre d’un article célèbre de Marie Darrieussecq, l’autofiction était un mauvais genre.

Inutile de dire que le soutien de mon département n’était pas acquis. Celui de mes directeurs, Gilles Dupuis et Lise Gauvin, lui, l’était. J’ai fini ma thèse. Elle a été publiée en France. L’autofiction fait désormais partie des sujets de recherche acceptés, le genre est reconnu dans les milieux littéraires et médiatiques. Tout comme ce qu’on appelait autrefois l’écriture féminine.

* * *

Depuis, dans ma vie de littéraire, d’autrice, de lectrice, je n’ai cessé de mêler les bons et les mauvais genres, prenant graduellement conscience du fait que leur définition dépendait des lieux, des milieux, des époques… et des a priori de ceux qui en sont les inventeurs ou les gardiens. Gardiens des délimitations et des clivages.

Ces clivages sont au centre du texte que signe Patrick Senécal dans ce numéro, «Le petit fossé».

Lettres québécoises me commande un papier? À moi? Un écrivain de romans de genre? De littérature populaire? Car c’est ce que je suis. Pour certaines personnes du milieu littéraire, c’est embêtant. Qui dit roman de genre, dit «moins littéraire». Moins écrivain.

Plus loin, il ajoute:

Mais bon, que la revue ne m’ait jamais contacté avant, ce n’est pas grave, parce que, de toute façon, c’est un magazine d’intellos. Du moins, c’est ce que je me suis toujours dit. Voyez-vous, les préjugés existent des deux côtés.

En lisant ces mots, j’ai pensé: il a raison. Son texte est une main tendue.

Et j’ai pensé: je ne veux pas être la gardienne de ces clivages. Non. Je veux continuer d’être celle qui tente de conjurer ces abîmes, de les remettre en question. Celle qui continue de défendre – contre les velléités d’exclusion des institutions trop conservatrices, trop frileuses, trop mortifères – les «mauvais genres».

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