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Marianne Apostolides, Michel Brault, Pierre Perrault et moi

Marianne Apostolides, Michel Brault, Pierre Perrault et moi
Thématique·s
pour la suite du monde
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J’ai tourné, il y a quelques jours de cela, la dernière page de Voluptés ou la vérité de l’écriture de soi, un recueil de nouvelles signé Marianne Apostolides et paru dans sa version française à La Peuplade, collection «Récits», en 2015. Le livre contient neuf courts textes, dans lesquels l’autrice s’interroge sur «la place qu’occupent le langage et le désir au sein de nos existences», ainsi que sur «l’acte d’écrire et le concept d’histoire lui-même». Au fil des dialogues compris dans chaque récit, l’interlocuteur ou l’interlocutrice, souvent l’autrice elle-même, cherche à «connaître le fin fond de l’histoire»; qu’il s’agisse, notamment, de celle d’une travailleuse du sexe et de son parcours («Ce qu’on peut faire pour de l’argent»), d’une mise à pied («La boîte»), d’une rupture («Liaisons», «Petit Coyotte»), ou de son père et de son oncle, et de leur enfance en Grèce lors de la triple occupation nazie («Les joueurs de cerceau», «Deux dialogues (ou du courage)», «Toi»).

En lisant le premier texte, «Les joueurs de cerceau», tissé à partir des souvenirs du père d’Apostolides sur la Seconde Guerre mondiale, l’invasion italienne, l’occupation nazie et la guerre civile en Grèce, je me suis surpris·e à penser au cinéma direct (aussi appelé cinéma-vérité), un courant cinématographique ayant émergé à la fin des années 1950 au Québec, et particulièrement au documentaire Pour la suite du monde, dont ma chronique reprend le titre. Tout comme les documentaristes du direct, l’autrice part du réel (les souvenirs d’enfance de son père, les entretiens qu’elle a eus avec lui pendant une décennie) pour construire une œuvre d’art qui se veut la plus fidèle possible au matériau initial, tout en étant explicitement consciente de la trahison qui se produit nécessairement lors de la transcription, et de la difficulté de présenter la vérité lorsque le regard de l’artiste sépare celle-ci des yeux du public. En ce sens, la quête de la vérité entamée par Apostolides se rapproche grandement de celle qui préoccupait Hubert Aquin, Michel Brault, Claude Fournier, Gilles Groulx, Pierre Perrault et autres cinéastes du direct.

«L’événement» (la plongée dans les souvenirs d’enfance) dont le projet artistique d’Apostolides tente de documenter la «réalité» est issu non pas de la volonté pure des personnes dont la voix est amplifiée (son père, son oncle), mais de la sienne. «Elle voulait écrire un livre sur son enfance, avait-elle expliqué. Elle croyait que ce processus – le fait de composer une série de scènes, une trame, un seul récit cohérent – pourrait le "libérer" du traumatisme de son passé. Elle n’osait pas s’avouer son désir profond que sa libération soit aussi la sienne.» Cette démarche est très similaire à celle entreprise par Brault et Perrault pour la production de Pour la suite du monde. En effet, la pêche au marsouin à l’île aux Coudres, sur laquelle porte le documentaire, a été tenue par les habitant·es en 1962 pour la première fois depuis trente-huit ans, à l’invitation des cinéastes, qui croyaient important que cette tradition se perpétue. Ainsi, le film débute par des entretiens avec des aînés de l’île pour les convaincre de recommencer la pêche.

La transmission est au cœur des deux récits, dans les confidences livrées par Efstratios «Taki» Apostolides à sa fille sur son enfance marquée par la guerre, sur la disparition de son père, sur l’impact de cet héritage, de même que dans la nature même de la pêche que les vieux tentent d’enseigner à leurs enfants, ce qui demande de retrouver les marques laissées par la précédente. La transmission est également centrale à la démarche que je tente de développer dans les pages de LQ – d’où le titre de ma chronique. À travers un mouvement constant entre le témoignage et l’analyse, je réfléchis à divers enjeux auxquels font face (ou devraient faire face) les auteur·rices et les autres membres du milieu culturel et littéraire, je partage les apprentissages qu’il m’a été possible de faire grâce aux artistes qui m’entourent, et énonce des questions et des souhaits qui, je l’espère, serviront à poser les bases d’un milieu littéraire plus sain et diversifié. J’aspire aussi à transmettre mon profond amour des livres et de l’art de façon générale, particulièrement de ces œuvres qui m’aident à penser l’avenir, à réfléchir au rôle politique des artistes et à la place de l’art dans les transformations sociales, et à trouver, comme disait l’écrivaine Yara El-Ghadban, «des armes pour refaire le monde».

Apostolides arrive à un constat d’échec à la fin de son texte: après dix ans de recherches et d’entretiens avec son père ainsi que quelques voyages en Grèce, écrire ce récit ne l’aura pas guérie du mal qu’elle ressent, comme elle l’espérait. «Elle s’est rendu compte que son histoire à lui ne pourrait jamais la guérir.» Pour ma part, je sais que l’écriture de cette chronique ne se suffira pas à elle-même pour mener aux changements auxquels j’aspire – l’art doit aller de pair avec l’action collective, m’avait répondu la poète El Jones en 2020, lors de sa visite dans mon cours sur l’abolitionnisme pénal. Je l’avais interrogée sur la façon dont elle concevait sa pratique artistique d’après sa position d’activiste, et sur la vision qu’elle avait du rôle de la poésie dans les mouvements sociaux. Elle avait développé, expliquant que les transformations sociales arrivent grâce aux mobilisations collectives et que la poésie, aussi puissante soit-elle, n’est qu’un outil parmi d’autres pour accomplir ce travail. Je pense néanmoins qu’il vaut la peine de s’attarder aux différentes façons dont cet outil et les autres armes que nous donnent les livres peuvent être utilisés; et si j’arrive à transmettre l’importance de cette question à une partie du lectorat de Lettres québécoises, je me réjouirai à l’idée que ma chronique ait servi à quelque chose pour la suite du monde.

 


Laura Doyle Péan a participé à plusieurs productions avec l’Espace de la Diversité et avec Les Allumeuses, collectif féministe. Artiste multidisciplinaire, poète et activiste, l’auteur·rice haïtiano-québécois·e de vingt-deux ans s’intéresse au rôle de l’art dans les transformations sociales. Son premier recueil, Cœur Yoyo, est paru chez Mémoire d’encrier en 2020, et a été finaliste au Prix des enseignants de français 2021.

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