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Manuel de poétique à l'usage des écrivaines

Manuel de poétique à l'usage des écrivaines

Douze essais, rédigés sur une période de dix ans (1975-1985), constellent ce recueil, porté par une voix très cohérente qui investit fortement la dimension sonore de la langue.

Essai

Douze essais, rédigés sur une période de dix ans (1975-1985), constellent ce recueil, porté par une voix très cohérente qui investit fortement la dimension sonore de la langue.

Chacun des textes (qui sont, pour la plupart, tirés de communications) parle d’un aspect de l’écriture et examine la manière dont l’expérience des femmes influence les pratiques discursives, la façon dont la chair – son désir, ses blessures, sa violence, son énergie – s’imprime sur la page: «Tout corps porte en lui un projet de haute technologie sensuelle; l’écriture en est son hologramme.» Parmi les sujets traités, citons le rôle de la critique, la spécificité des fictions écrites par des lesbiennes, la fonction de l’imagination dans la transformation des rapports hommes-femmes.

Le discours chemine parfois vers une réflexion politique, mais il revient toujours à des considérations sur le formalisme. Chez Brossard, la forme épouse la pensée; le contenu et l’expression poétique sont noués, se lient pour devenir une «forme-sens»: «L’imagination passe par la langue et par la peau.» Dès lors, si les femmes produisent des œuvres exigeantes, complexes, voire nébuleuses, c’est parce que leur structure se calque sur un élan, une motion, qui mobilise les écrivaines: «L’illisible, l’illicite des urbaines radicales ne sont en somme que la version plausible de l’énergie des femmes en recherche et en mouvement.»

Brossard, théoricienne

Les extraits les plus porteurs et qui restent en mémoire sont ceux où l’autrice accomplit un geste théoricien. Elle s’engage dans un exercice définitoire, qui la conduit par exemple à décrire la fiction comme étant, «à son moment le plus crucial, tout simplement un sentiment prémonitoire de la connaissance que nous pouvons avoir des processus énergétiques qui nous pensent et que nous pensons. En tout cas, je puis dire que si la fiction a un terme, il faudra certes l’inventer.» Ailleurs, une longue tirade anaphorique trace les contours de la lesbienne: La lesbienne est une énergie mentale qui donne un souffle et un sens à la plus positive des images qu’une femme puisse avoir d’elle-même.

Les lesbiennes sont les poètes de l’humanité des femmes et cette humanité est la seule qui puisse donner un sens du réel à notre collectivité. La lesbienne est une réalité menaçante pour la réalité. Elle est l’impossible réalité réalisée qui incarne toute fiction qui enchante et chante ce que nous sommes ou voulons être.

Soulignons également la création de néologismes et de concepts qui permettent de théoriser l’écriture des femmes, comme la spirale: «[C]’est ici que nous quittons le cercle pour entrer dans le mouvement de la spirale, c’est-à-dire là où le pouvoir de notre énergie prend forme, se cultive, se transmet, se renouvelle.» Les typologies suggérées par l’écrivaine ont souvent une valeur heuristique, telle que cette distinction qu’elle propose entre la langue, et l’accent que donnent les femmes à la langue:

Ce n’est donc pas avec des mots que dans un premier temps nous pouvons nous reconnaître car nous sommes encore incapables de nous prendre aux mots, autrement dit, au sérieux. Non, c’est à l’accent, c’est-à-dire à un écart par rapport à la norme, mais à un écart que l’on constate par une augmentation d’intensité à l’emploi de certains mots, sur certains sons, car l’accent est un son expressif.

Un geste mimétique

Ce livre n’est pas un brûlot ni un manifeste. Il y a certes de l’agôn chez Brossard, c’est-à-dire une lutte qui se met en branle, mais cette impulsion s’inscrit avant tout dans une réflexion qui plaide, milite pour, et cherche l’avènement d’une forme. La posture de l’autrice n’est pas fondée sur le ressentiment; elle est motivée par le désir et l’amour des femmes, de la lesbienne. Sa voix est puissante, libérée, originale, poétique, inspirante: ainsi semble-t-elle vouloir entraîner, dans un élan mimétique, d’autres femmes dans son mouvement.

En refermant cet ouvrage, je me suis demandé comment on devrait recevoir La lettre aérienne aujourd’hui: comme une œuvre de théorie littéraire ou un essai féministe? C’est aux lecteur·rices de se situer par rapport à ce livre. À bien y penser, je crois que c’est rendre justice à ces douze textes que de les envisager à la manière d’un traité sur la poétique des genres, et d’insister d’abord sur leur valeur littéraire, plutôt que sur leur portée émancipatrice pour les femmes. En ce sens, si la posture féministe de Nicole Brossard apparaît délétère dans certains milieux militants, la méthode d’analyse textuelle que l’essayiste propose dépasse largement de telles considérations.

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Nicole Brossard
Montréal, Remue-ménage
2022, 160 p., 18.95 $