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Ma mère, Heather O'Neill

Portrait

Ma mère est la personne la plus forte que je connaisse. Elle m’a élevée seule et a quand même réussi à écrire, contre vents et marées, jusqu’à atteindre son rêve de devenir écrivaine. Elle a travaillé dix ans sur son premier roman, alors j’ai passé mon enfance au complet dans l’univers de Lullabies for Little Criminals. J’avais douze ans quand le livre a enfin été publié. Je suis l’unique personne qui peut prétendre avoir vraiment été témoin du processus d’écriture de ma mère, et laissez-moi vous dire qu’il est incroyable. À une certaine époque, elle écrivait tout le temps, dès qu’elle avait une minute, car elle voulait composer un chef-d’œuvre. Elle traînait un carnet de notes partout où on allait. Même dans l’autobus, le matin, quand elle me conduisait à l’école, elle écrivait dans son carnet. Je ne sais pas trop comment elle a fait pour conserver le feu sacré de l’écriture. On a souvent déménagé quand j’étais jeune. On quittait Montréal et on s’installait dans des villes comme Chicago ou New York. On quittait la maison pour aller là où on voudrait bien de nous. On sous-louait les appartements d’amis pendant leurs vacances, on y restait le plus longtemps possible. Souvent, on ne prenait même pas la peine de défaire les valises, histoire de pouvoir repartir plus facilement. Je n’avais donc pas beaucoup de jouets avec lesquels me distraire. Ma mère n’a pas eu le choix d’être imaginative pour m’occuper. Elle m’encourageait à lire et à dessiner. Je suis maintenant dans la vingtaine et je suis reconnaissante de la manière dont ma mère m’a élevée. Elle qui a fait de moi une personne créative.

À Chicago, il y avait un café, The Earwax Café, où on passait des heures et des heures pendant que ma mère écrivait. J’avais peut-être six ans à l’époque. Elle apportait de grandes feuilles de papier et des crayons et me disait de dessiner d’immenses poissons multicolores. C’était une tâche importante qu’elle me confiait, parce qu’elle allait ensuite les découper et les utiliser pour décorer notre appartement. Elle était si convaincante, je croyais que c’était mon destin. Je restais donc assise là en silence, à dessiner des poissons pendant des heures, parce que je voulais que ma mère les trouve assez jolis pour les accrocher aux murs à la vue de tous. Les poissons sont encore dans son appartement, fixés aux murs avec du papier collant. Elle avait toujours un nouveau projet artistique à me proposer. Ma mère croit que le fait d’être en vie est d’abord et avant tout un acte créatif et qu’on doit rendre à chaque instant le quotidien magique. C’était ce qu’elle essayait de faire.

On se rendait à la bibliothèque et on s’installait aux petites tables dans la section des enfants. Pendant que je lisais, elle écrivait. Quand j’en avais assez de mes bandes dessinées, elle sortait un livre de son sac et me faisait la lecture jusqu’à ce que j’ai envie de retourner dans mon propre monde. Souvent, il s’agissait du livre qu’elle était en train de lire à ce moment-là. J’ai des souvenirs très précis de ma mère en train de réciter des pages de L’alchimiste de Paulo Coelho, du Monde de Sophie de Jostein Gaarder. Je me rappelle aussi que je les adorais vraiment, ces livres ! On ne fait pas assez confiance aux enfants : ils comprennent bien mieux qu’on pense. Je ne m’ennuyais jamais quand elle me lisait ces livres pour les adultes, parce que les intrigues me fascinaient. L’image peut sembler incongrue : une mère lisant des textes d’inspiration philosophique à sa fille ; mais ça marchait vraiment. Une fois que ma tête était pleine de questions compliquées et de réflexions universelles, ma mère pouvait se remettre au travail. Il n’y a aucune distinction, pour ma mère, entre ce qu’un adulte et un enfant peuvent et doivent apprécier. C’est peut-être la raison pour laquelle les enfants dans ses livres sont si brillants et tragiques, si sophistiqués quand ils expriment leurs opinions sur divers sujets, aussi complexes soient-ils.

Mon amour de la bande dessinée n’a jamais cessé de se développer. Je ne lisais pratiquement que ça. Aujourd’hui, je travaille dans une librairie jeunesse et j’entends souvent les parents s’inquiéter du fait que leurs enfants lisent trop de bandes dessinées et pas assez de « vrais livres ». Ma mère n’a jamais exprimé ce genre d’inquiétude et ne m’a jamais forcée à changer mes habitudes de lectures. Elle était plutôt du genre à encourager ma passion. Quand j’avais onze ans et qu’on vivait à New York, elle me laissait souvent au magasin Forbidden Planet, une grande librairie spécialisée en bande dessinée située sur Broadway, juste à côté de Strand Book Store. Elle partait s’asseoir quelque part pour écrire et revenait me chercher plus tard. Elle me promettait chaque fois qu’elle m’achèterait une bande dessinée. Ça pouvait m’occuper des heures d’avoir à choisir. Je n’en rapporterais qu’une seule à la maison, je n’avais pas droit à l’erreur. À l’étage, le plafond était bas et tout craquelé. C’est là que les mangas étaient gardés, comme cachés, réservés à mon unique usage. Je passais des heures dans cet espace réduit, à lire des bandes dessinées japonaises beaucoup trop explicites pour mon âge. Les employés me connaissaient et avaient l’habitude de me recommander des livres. Les mangas qui sont encore mes préférés aujourd’hui m’ont été conseillés par ces personnes. Ça a probablement contribué au fait que je suis devenue libraire et que j’exerce ce métier depuis maintenant sept ans. Ma mère dit souvent qu’elle n’arrivera jamais à comprendre d’où me vient cet amour des mangas, elle qui n’est même pas capable d’en lire un jusqu’au bout. Mais elle m’a laissée nourrir mes propres intérêts au lieu de m’imposer les siens et de m’obliger à aimer les mêmes choses qu’elle. Je lui en suis reconnaissante. Elle ne pense pas non plus qu’on doive encourager quiconque à devenir écrivain. C’est une malédiction, ou un sort, ça dépend, on n’a pas le choix de vivre avec. C’est quelque chose qu’on a en nous, qui dépasse notre libre arbitre et qui nous suivra pour le reste de nos jours. C’est comme si, un jour, quand elle était toute petite, ma mère avait enfilé une paire de souliers rouges, comme la jeune fille du conte, et qu’elle n’avait plus jamais été en mesure de cesser de danser.

Ça nous arrivait aussi d’aller nous étendre sur l’herbe dans le grand parc tout près de notre appartement, à Chicago. Pendant que ma mère écrivait, comme je m’ennuyais, je partais faire un tour. Le parc était toujours plein de grandes familles en train de pique-niquer autour de leurs barbecues. Parfois, je m’approchais et je flânais jusqu’à ce que quelqu’un m’offre un morceau de grillade. Un nuage de fumée recouvrait constamment le parc, à cause de tous ces barbecues. Une fois, je suis tombée sur un vieil homme assis près du bassin, qui tenait une canne à pêche artisanale. Un simple bâton auquel il avait attaché du fil de pêche et un hameçon. Je lui ai demandé s’il avait attrapé quelque chose et il m’a répondu qu’il avait pêché une tortue, mais qu’il l’avait rejetée à l’eau. Il m’a proposé d’essayer. Je me suis donc assise à ses côtés, silencieuse, et j’ai laissé tomber le fil dans le bassin. Ma mère a fini par venir me chercher. Je n’ai jamais plus pêché depuis. Comme ma mère avait coutume d’écrire dans les lieux publics, souvent achalandés, ces gens qu’on croisait dans la ville réapparaissaient ensuite dans ses livres. Et quand je lis les romans de ma mère, je me dis, oh, je les ai déjà vus, ceux-là.

Il m’arrive souvent de rencontrer des personnes qui me disent que Lullabies for Little Criminals a changé leur vie. Mais aucune ne le pense plus que moi. Avant la publication du livre, on vivait dans un petit appartement près du chemin de fer avec mon grand-père. On disait toujours qu’on aurait bientôt notre propre maison, loin de ceux qu’on connaissait. Comme ça, personne ne pourrait nous dire quoi faire ni comment vivre nos vies. Avec ma mère, on passait des heures à déambuler dans les rues du Plateau et du Mile-End, à montrer les maisons magnifiques où on aurait aimé vivre. Quand son roman est paru, notre existence a changé du tout au tout. On a finalement pu avoir cette vie dont on avait rêvé. Tout ça grâce au travail acharné de ma mère, à sa résilience. Malgré tout, malgré ce bébé qu’elle avait eu à vingt ans alors qu’elle était seule au monde, malgré le fait que personne ne croyait en elle, elle venait de publier son premier roman.

Aujourd’hui, ma mère est ma principale source d’inspiration. Elle passe encore chaque petite minute à écrire et à lire. Personne ne me croit quand j’explique à quel point elle travaille fort, à quel point elle n’a pas de temps à perdre. Elle habite notre monde, mais la plupart du temps, elle vit dans sa tête avec ses personnages. C’est toujours difficile de garder son attention longtemps, avant qu’elle ne se remette à écrire. Voilà ce qui fait d’elle une grande écrivaine : elle vit et respire la littérature. Ça fait partie d’elle. Quand je me remémore ces années passées dans des cafés, des bibliothèques, des parcs, n’importe où, je pense au fait que ma mère avait l’âge que j’ai aujourd’hui. Chaque jour, elle ouvrait son cœur sur la page, une gamine de six ans à ses côtés. Je n’arrive pas à comprendre comment elle a fait. ♦

Traduction | Daniel Grenier

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