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L'oeil des siècles

Ce projet offre une méditation prenante sur la notion et la signification du lieu, du monument et de ses devenirs.

Beau livre

Ce projet offre une méditation prenante sur la notion et la signification du lieu, du monument et de ses devenirs.

Les Éditions du renard fabriquent depuis cinq années de petites machines désirantes capables de démonter l’arsenal de la sinistrose actuelle en laissant des artistes faire le pas de côté nécessaire afin de livrer une partie du réel qui résiste, se cache ou se dérobe à nous. En compagnie d’artistes tels que Bertrand Carrière, Jessica Auer, Anne-Marie Proulx, Guillaume Simoneau et de Louis Perreault — fondateur des éditions —, elles n’ont eu de cesse d’explorer les «potentiels narratifs, poétiques et conceptuels du livre photographique», lit-on sur leur site. Jean-François Hamelin s’est depuis peu joint à l’équipe et y codirige les activités d’édition. Il signe Trilogie des monuments, un premier ouvrage décliné en trois livres à couverture souple, chacun relié par trois broches italiennes les distinguant des parfois tristes reliures allemandes collées à la sauce chinoise que l’on retrouve trop souvent en guise de monographies ou de catalogues d’expositions. Chaque livre présente un lieu du Sud-Ouest de Montréal, soit le Bâtiment sept, la rue Notre-Dame et l’église Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours. Le texte, réduit au minimum, nous présente en quelques phrases le projet initié par la maison de la culture Marie-Uguay. Le tout donne un objet soigné, épuré et délicat. La couverture, faite d’un carton gris cendré et légèrement texturé, est sobre; le livre s’ouvre et nous accueille d’une page de garde au papier qui emprunte à l’apparence d’une gaze, étoffe légère recouvrant les blessures d’un quartier assailli par les lames du temps.

L’état du silence

Le projet de Jean-François Hamelin est en apparence simple: «les images qui composent Trilogie des monuments jouent le rôle de marqueurs temporels dans la transformation des trois lieux du Sud-Ouest de l’île de Montréal». C’est au moment où leur «symbolisme s’effrite et s’effondre» que le photographe décide d’immortaliser ces derniers. Comme avec le joueur de flûte de la ville du même nom, il est intriguant de suivre Hamelin, lieu après lieu; ses photos ont la grande force d’habiter le lecteur tout au long de sa pérégrination. Évitant toute surenchère esthétique, sans fétichiser son sujet, Hamelin, en témoin discret et habile, évoque avec ses photos en noir et blanc, peu contrastées, un quartier fantôme qu’il tenterait de ressusciter à notre mémoire. Son parti pris de ne pas s’immiscer à outrance dans le processus est aisément deviné. Sa retenue est probante, et bien que le minimalisme de sa proposition hypnotise, on se réjouirait d’un peu plus de substance, ne serait-ce que dans la durée sur laquelle ces photos ont été prises.

Cela peut paraître anecdotique mais puisque «la forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel1», l’engagement du lecteur envers l’ouvrage aurait sans doute été plus fort si l’artiste avait pensé à un stratagème afin de mettre en contexte la transformation des lieux. Si sa proposition pourrait paraître aux yeux de certains comme une manière de premier degré, Hamelin offre un espace de réflexion qui ne paralyse pas la lecture de sa trilogie. Que tenterait-il donc de nous dire? Qu’inéluctablement la mémoire de ces «monuments» va s’ensabler, qu’il suffirait d’aiguiser notre regard et de percer les quartiers afin de faire vivre — survivre, revivre — sans relâche ces éléments de l’environnement urbain.

Monumentum

Son constat, s’il n’est pas dénué d’une certaine poésie médidative, est dur et fataliste. Et si l’acte de se souvenir n’advenait que lorsqu’on est sur le point de tout perdre (le sens en étant alors décuplé)? Puisant à la source latine du mot monument, Hamelin tire pleine partie de sa signification: il souhaite faire se souvenir. En dépit du processus souffrant d’un manque de contexte, le choix de sa focale, en revanche, inocule un sens plus puissant aux photos. Hamelin guide l’œil, mais plus encore, il nous fait œil. Le lecteur prend la place du voyant; immergé, à hauteur d’homme, il devient témoin à son tour. Sans parler des pages blanches qui ponctuent le parcours auquel nous invite l’artiste; pauses nécessaires pour prendre le temps d’enregistrer chaque parcelle de ce lieu, de laisser agir notre œil fantôme et, une fois le livre sur les rayons de sa bibliothèque, se souvenir. Jean-François Hamelin transmet le désir de faire exister ces lieux comme lieux propres, malgré leur vétusté. Il bâtirait dans notre imaginaire, à l’instar de Victor Hugo, le grand mur des siècles sur lequel les monuments peuvent compter.♦

  • 1. Julien Gracq, La forme d’une ville, (José Corti, 1985), tiré d’un vers d’un poème de Charles Baudelaire, «Le Cygne».
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Article au format PDF
Jean-François Hamelin
Montréal, Éditions du renard
2017, 48 p., 36.00 $
Jean-François Hamelin
Montréal, Éditions du renard
2017, 52 p., 36.00 $
Jean-François Hamelin
Montréal, Éditions du renard
2017, 36 p., 36.00 $