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Littérature et troisième lien

L'échappée du temps
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L’idiot utile est un journal marginal et fort inégal dont il serait bien difficile de déterminer la périodicité tant il paraît à l’évidence quand bon lui semble. Vous le trouvez ici et là, chez quelques libraires indépendants, au petit bonheur la chance. J’y mets à l’occasion le nez, humant d’une narine distraite la plupart des textes et aspirant surtout de l’autre l’air acidulé produit par ceux signés Simon-Pierre Beaudet. Par le passé, ce professeur de littérature a déjà animé des blogues semi-confidentiels, tout en donnant à lire, en d’autres lieux encore, des coups de gueule, dans un goût évident pour la provocation décomplexée. Ils mangent dans leurs chars, ses «chroniques du troisième lien et de la fin du monde», rassemble quelques interventions auxquelles il a ajouté, pour les compléter, des morceaux inédits. Le tout est publié à l’enseigne de Moult éditions, un collectif éditorial dont il est proche et qui, dans l’esprit d’une revue baptisée La conspiration dépressionniste, «rejette la littérature vouée à la consommation», tout en se réclamant d’une posture critique où la satire et la dérision constituent des armes. Voilà de quoi situer Ils mangent dans leurs chars, un livre vif aux accents quelque peu subversifs.

Simon-Pierre Beaudet s’est intéressé de près à cet invraisemblable projet de construction d’une liaison automobile entre Québec et Lévis, ce «troisième lien» que le gouvernement des conservateurs de François Legault entend creuser dans les dessous incertains du lit du fleuve Saint-Laurent. Le caractère démesuré de ce projet, aussi extravagant que ses coûts projetés, le déconsidère d’emblée. Comme on le sait, aucune étude sérieuse ne vient l’appuyer. Et pourtant, le gouvernement caquiste soutient qu’il ira de l’avant avec cet éléphant blanc, peu importe les objections formulées, sans égard aux dépenses annoncées. L’affaire est tellement abracadabrante de bout en bout qu’elle devient l’occasion rêvée d’observer de près l’écosystème qui la soutient. Beaudet entend, en perçant de sa plume la boursouflure de ce projet politique, analyser le pus qui s’en écoule et empoisonne toute une société. Voilà une belle idée.

Ce projet pharaonique, affirme Beaudet, contient tous les aspects fondamentaux de la condition humaine occidentale contemporaine. Il «parle du turbo-capitalisme dans sa phase paroxystique, de notre rapport maladif au travail et à la consommation, de la crise des médias rongés par le règne de l’opinion», mais aussi d’une culture préformatée, du pourrissement de notre rapport au politique marqué par la montée des populismes, tout cela situé sur une toile de fond sombre, celle d’une crise écologique et climatique sans précédent. Ce sont l’ensemble de ces thèmes qu’explore l’essayiste dans ce livre, en maniant une langue énergique où percent, ici et là, quelques éclats d’une verve toute québécoise qui donne à l’ensemble une musicalité d’un genre particulier. Ces textes dessinent les contours d’une famille idéologique ancrée à gauche, laquelle est peut-être moins marginale que l’auteur ne se l’imagine, même s’il se montre à répétition désarçonné d’être invité ici et là pour parler de ses idées, chose qu’il finit d’ailleurs toujours par accepter, apparemment à son corps défendant, du moins voudrait-il nous le faire croire.

La genèse de cette bête idée de troisième lien s’étale de tout son long sous nos yeux grâce au dossier à charge que présente Beaudet. Quelles sont les origines de cet étrange projet? «Pour cette ville qui vit dans l’angoisse permanente de se mettre sur la map, le troisième lien représentait un projet architectural respirant l’opulence et le succès économique de la région, tout comme son développement futur.» Ce sont les radios populistes de Québec, explique-t-il, qui se sont d’abord unies pour propulser cette élucubration de chambres de commerce en manque d’idées. Ce faisant, ces radios privées ont d’abord servi leurs propres intérêts bien davantage que les causes obscures et changeantes qu’elles prétendent défendre. Dans un premier temps, ces antennes qui ne supportent guère le discours critique à leur égard se sont coalisées, montre Beaudet, pour s’opposer au service rapide par bus dans un pur intérêt commercial, leur audience étant constituée de propriétaires de voitures.

Le martèlement de cette haine à l’égard du transport en commun a engendré, sur tout le territoire que ces radios pilonnent, une vision particulière de la vie politique. En fait, l’extrême droite conservatrice a fait son nid dans les replis de ces radios nauséabondes et démagogiques, observe Simon-Pierre Beaudet. Il multiplie sous nos yeux les exemples pour le démontrer. L’affaire a beau être connue, elle ne cesse de surprendre. Les écologistes, les femmes, les gais, les musulmans, les pauvres, les immigrants, les cyclistes, les artistes sont constamment pris à parti, selon des postures réactionnaires, ultralibérales et antisociales. En ces lieux, le mépris pour l’art et la culture se porte comme une fleur à la boutonnière. Qui s’étonnera que le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime, soit un pur produit de ce milieu-là?

L’interférence constante des radios privées de la vieille capitale dans le discours public a favorisé dans la région l’élection à répétition de trublions du conservatisme. «Québec, capitale nationale, ville de fonctionnaires, porte au pouvoir des politiciens qui détestent le service public et les prérogatives de l’État, et qui se font les champions de la rigueur budgétaire, à cette exception près que leurs projets – l’amphithéâtre, le troisième lien – sont d’épouvantables gouffres financiers.» Que penser en effet d’une société qui rêve de retrouver une équipe professionnelle de hockey jusqu’à accepter de s’endetter lourdement, dans un parfait mépris de la réalité? Le coûteux amphithéâtre Vidéotron, voué à l’adoration d’une équipe qui n’existe pas, et ce projet de «troisième lien» cristallisent les fondements idéologiques d’un discours voué à sans cesse aggraver, aux yeux du public, les faux problèmes qu’il entend résoudre, tout en en créant de vrais, soigneusement laissés dans un angle mort.

Dans le même souffle, Simon-Pierre Beaudet donne à lire de belles pages consacrées à l’obsession québécoise pour ces camps de concentration de marchandises que sont les Costco. Comment ces lieux, déprimants au possible, sont-ils devenus des sujets de conversation omniprésents à table, en famille, entre amis? La classe moyenne qui arpente ces entrepôts, qui ne se lasse pas d’en parler comme elle parle des dernières séries de Netflix, se définit moins par sa capacité de payer, avance l’essayiste, que par sa capacité à encaisser des factures énormes sans broncher, dans une forme d’abandon à sa position de dominé, vécue au nom de la seule gloire de l’économie capitaliste.

Le livre se referme hélas sur des avancées plus faibles. Tout en jouant un Guy Debord en simili pour soutenir, cinquante ans après lui, qu’il se propose, dans chacun de ses textes, «de mettre le feu à la société spectaculaire-marchande», Beaudet se contente de lancer une sorte de pétard mouillé qui produit au mieux un peu de fumée. Le voici qui accorde une place disproportionnée au monde éditorial québécois pour expliquer à quel point il est bloqué. Est-ce là l’obsession d’un professeur de littérature? En tout cas, à l’entendre, «il n’y a plus de littérature au Québec, seulement une production littéraire, un peu comme en France d’ailleurs». Une solution? L’édition sans éditeur, plaide en gros notre auteur. «Il faut mettre fin aux subventions; en dépouiller complètement les éditeurs et les auteurs. Les premiers seront forcés à la continence, alors que les deuxièmes auront le choix entre arrêter et avoir faim, ce qui réglera respectivement le problème de la quantité et de la qualité.» Vraiment? C’est si bête en vérité et tellement à courte vue qu’on se prend soudain à s’inquiéter à rebours de la solidité qu’on a prêtée aux raisonnements qui animent les autres portions du livre. Ma foi, se demande-t-on, l’éclat de ce livre n’était-il en définitive qu’une lumière papillotante? Non, sans doute pas. Mais si un avenir meilleur va de pair avec un monde de l’édition laissé à lui-même, alors il faudra bien s’habituer, comme dans la lecture d’Ils mangent dans leurs chars, à des usages typographiques irréguliers, au point que l’auteur juge nécessaire d’indiquer dans une note que cela n’a pas d’importance pour lui, un peu comme si un architecte plaidait, dès la première marche mal ajustée rencontrée dans son bâtiment, que les matériaux et leurs usages lui sont indifférents. Faut-il remarquer qu’il manque par ailleurs une centaine de mots à la fin d’un des textes qui composent Ils mangent dans leurs chars? Ces mots qui font défaut sont-ils restés collés au fond de la marmite d’un éditeur qui souhaiterait ne pas en être vraiment un, dans la perspective idéalisée par Beaudet? Peut-être parviendra-t-on, par de petits autosabotages du genre, à démontrer une certaine résolution qui va dans cette veine. Mais fort heureusement, l’essentiel de ce livre se situe ailleurs.

 

 

Simon-Pierre Beaudet, Ils mangent dans leurs chars: chroniques du troisième lien et de la fin du monde, Montréal, Moult éditions, 2021.

Jean-François Nadeau est chroniqueur au quotidien Le Devoir et historien. Il a publié plusieurs livres, dont Un peu de sang avant la guerre (2013), Les radicaux libres (2016). Sale temps paraîtra chez Luxéditeur en 2022.

 

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