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Lisez Herménégilde Chiasson

Lisez Herménégilde Chiasson

Quand un éditeur, pour la publicité de son catalogue, dessert un poète de renom qui n’a pourtant point besoin de présentation.

Poésie

Quand un éditeur, pour la publicité de son catalogue, dessert un poète de renom qui n’a pourtant point besoin de présentation.

«La collection “Les classiques du xxiesiècle” présente en ses pages des inédits d’écrivains dont la qualité de l’œuvre a été soulignée par les prix les plus prestigieux.» Voici la description de cette nouvelle collection que l’on pouvait lire en quatrième de couverture du premier recueil à y entrer en 2013, Ne calme pas les dragons de Jean-Marc Desgent, le tout accompagné d’une photo de l’auteur couvrant la moitié de la page, ainsi que d’une énumération des grands prix littéraires remportés par l’écrivain au fil de sa carrière. Ont suivi — à raison d’une parution par année à l’exception de 2017 — des ouvrages de Jean-Paul Daoust, Nicole Brossard, Denise Desautels et Herménégilde Chiasson qui vient tout juste de rejoindre l’écurie.

Bien que le talent des poètes qui y figurent ne fasse aucun doute, il reste qu’on peut froncer les sourcils lorsque le critère d’admission à une collection n’est ni la qualité du texte ni son esthétique, mais plutôt le nombre de grands prix littéraires remportés par leur auteur — d’ailleurs, un jour on devra m’expliquer la différence entre les grands et les petits prix littéraires, je peine encore à m’y dépatouiller seul. Le procédé de cette collection rappelle et aurait pu susciter la levée de boucliers qu’il y avait eu, il y a quelques années, lorsque le Grand Prix Québécor du Festival international de la poésie de Trois-Rivières avait ajouté à son règlement que les candidats devaient avoir déjà publié cinq livres chez des éditeurs reconnus pour y être éligibles — il faudra aussi m’expliquer ce qu’est un éditeur reconnu, à la différence d’un éditeur connu ou, pire encore, d’un éditeur inconnu.

Des inédits rares ou de rares inédits?

Soudainement, en 2016, le texte présentant la collection a subi une légère modification, nous promettant désormais «des textes rares ou inédits», au moment où l’éditeur publiait Cimetières: la rage muette de Denise Desautels (grande poète dont tous devraient lire Le tombeau de Lou, Noroît, 2000). Si on ne passe pas au travers des trois pages bien tassées que forme la bibliographie de l’écrivaine reproduite dans l’ouvrage, rien en couverture, en quatrième ou en ouverture ne mentionne que ce livre est une réédition complète d’un recueil publié en 1995 chez Dazibao avec la photographe Monique Bertrand.

C’est le même choc qui nous frappe dans Trajets, trajectoires, traversées d’Herménégilde Chiasson, alors que ce n’est qu’à l’ouverture du recueil qu’on se rend compte qu’il s’agit d’un collage de poèmes choisis des vingt-quatre différents livres de l’auteur (dont douze de sa série quasi oulipienne Autoportrait, Prise de parole, 2014), et d’un seul poème inédit. Si certains textes sont tirés de livres désormais épuisés, la majorité est disponible ailleurs, dont le splendide recueil Mourir à Scoudouc récemment réédité à Perce-Neige, ou encore Conversations, repris en 2000 à Prise de parole.

Arrive la question de l’utilité d’une telle collection: comment a-t-elle pu passer d’un réel désir d’une bibliothèque idéale du xxiesiècle (ce qui est déjà particulier, car en publiant en fonction du nombre de grandes distinctions littéraires, les poètes qu’on élit sont finalement des incontournables du xxesiècle) à une collection de rééditions de textes — qui ne dit pas son nom — déjà parus ailleurs? Les deux initiatives se valent, pour un devoir de mémoire essentiel, mais ici je n’arrive qu’à voir une démarche éditoriale hésitante, un peu opportuniste, laissant paraître une envie de succès au détriment d’une recherche poétique.

Pot-pourri

À la racine de cette immense déception, c’est mon amour pour le poète qu’est Herménégilde Chiasson. Mourir à Scoudouc est un cours d’histoire en soi, c’est un recueil publié comme on crie dans une église, tandis que tout le monde devrait se perdre dans Solstice, comme dans Béatitudes. Le projet Autoportrait — douze livres en douze mois — me rappelle que la littérature et la poésie peuvent encore être ce lieu de recherche, mais surtout ce lieu de l’enfance, parce que parfois Chiasson nous réapprend à jouer, tout simplement. Une œuvre qui se construit depuis plus de quarante ans ne devrait pas se résumer à des textes glanés çà et là, et encore moins chez un artiste multidisciplinaire comme Chiasson, qui a changé maintes fois de style et de forme.

Trajets, trajectoires, traversées est donc un fourre-tout sans présentation ni contextualisation des œuvres en présence. Peut-être s’agit-il d’un choix longuement étudié par l’auteur ou par l’éditeur ou encore par les deux, mais dans tous les cas, on aurait aimé l’apprendre avant de s’y plonger. Plutôt que de démontrer la force de l’écriture de son auteur, le livre donne l’impression d’une poésie schizophrénique, il ne permet jamais de comprendre le contexte ni les référents d’écriture d’un auteur qui a toujours su renouveler sa forme. Comme l’implore le titre de cette critique, lisez Herménégilde Chiasson, mais de grâce, évitez ce livre. ♦

Auteur·e·s
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Herménégilde Chiasson
Saint-Sauveur, La Grenouillère
Les classiques du XXe siècle
2018, 136 p., 18.95 $