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L'impossible dialogue

Dans Lettre à Benjamin, Laurence Leduc-Primeau montre en quoi le récit de soi est tributaire de la perte.

Thématique·s
Récit

Dans Lettre à Benjamin, Laurence Leduc-Primeau montre en quoi le récit de soi est tributaire de la perte.

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Lettre à Benjamin est un geste désespéré pour rejoindre l’être disparu; pour tenter d’extraire, du silence qui demeure après sa disparition, le sens de la mort et, par-dessus tout, celui de la vie. Benjamin s’est suicidé, abandonnant la narratrice à tout ce que la violence de cet événement laisse d’inachevé et d’irrésolu. Que nous reste-t-il lorsque celui qu’on a aimé a supprimé avec lui toute possibilité d’échange? Que devient l’écrit lorsque le destinataire est à jamais perdu? Laurence Leduc-Primeau, qui en est à son troisième titre – À la fin ils ont dit à tout le monde d’aller se rhabiller (Ta mère, 2016) et Zoologies (La Peuplade 2018) –, nous offre ce récit sous forme de lettre qui émerge de la plus grande des impuissances et essaie de nommer «les résidus de l’absence».

Ne te retourne pas

Le récit est brut, cru. Il est décousu, abstrait, il ressasse. On croit lire un texte dont l’encre est encore humide. On sent, dès les premiers mots de l’autrice, l’urgence de dire provoquée par l’effarement du deuil: «J’ai eu cette idée de t’écrire une lettre – tant qu’à te parler à longueur de journée. Une lettre qui ira – je ne sais pas, on verra.» Le dispositif épistolaire utilisé par Leduc-Primeau, qui est au fondement de cette expérience de lecture émouvante, met en lumière (et sans doute mieux qu’une autre forme aurait pu le faire) l’enjeu du destinataire comme condition à la parole: «Je te parle encore tout le temps. Je ne sais rien faire d’autre, je t’écris une lettre comme si tu allais la lire.» Cette virtualité, ce «comme si», est la pierre angulaire de l’écriture, le trait d’union entre la présence et l’absence, le socle de l’attente – «Je t’attends encore». La lettre, dont on découvre qu’elle est une réponse à une lettre que Benjamin lui-même n’a jamais envoyée, et que la narratrice retrouve après sa mort, transmet la qualité résiduelle de la parole. Elle rend surtout manifeste le fait que l’écriture est toujours une adresse à l’autre et qu’elle est sous-tendue par l’espoir d’une réponse, d’un écho: «Je lance des fils dans le vide, espérant un écho quelque part, pour sonder, je suppose, la caisse de résonnance de la mort.»

Le récit rappelle le mythe d’Orphée et d’Eurydice. La narratrice, ne pouvant «imaginer [Benjamin] en paix dans la mort», y va de sa propre descente aux Enfers. Elle parcourt «le chemin [qu’il] aurai[t] dû faire vivant», se rapproche du lieu de l’oblitération, avec l’intention de «ramener la mort au plus près de la vie». Elle remonte le cours de l’écriture avec cet être de papier mort-vivant, mais le risque de la perte l’attend au détour. Celle-ci ne tient peut-être qu’à un signe d’abdication – un revirement de tête, le repos des mains sur la page: «Malgré que tu sois mort, tu es toujours à perdre.»

Réconcilier le suicide avec l’amour

Le drame de la mort n’est jamais plus lié à la culpabilité que lorsque la personne qui survit à l’autre est aux prises avec sa propre stupéfaction. En regard de cette impuissance, l’écriture de Leduc-Primeau est fébrile, tremblante. Elle figure la menace prégnante de l’effondrement de celle qui écrit sinon par devoir, du moins par nécessité. Elle se met au service du dialogue de l’amoureuse avec un fantôme et devient l’image intime de ce qui est «mort de moi avec toi». L’autrice écrit pour que le «moi» continue d’exister. L’écriture au «je», qui en est une de survie, met en question la logique «des liens et des dépendances» à la personne suicidaire, à la force d’attraction qui nous attache et parfois nous soumet à l’empire d’autrui.

La parole semble vaine, et les mots sont insuffisants. Ils constituent néanmoins le dernier recours et offrent un «endroit où [s]e déverser sans censure». La narratrice «revendique le droit à la confusion, à la contradiction, au flou et à l’indéterminé», la lettre devenant un lieu de projection, une scène où l’intimité est «un acting-out de [s]es traumas». C’est la force, mais aussi la faiblesse du récit. Cette confusion parfois rebutante, «les phrases pseudo-correctes»: on ne saurait les attribuer à un manque de travail éditorial ou à ce flot de paroles que l’on a voulu laisser à vif. On se demande si, avec un peu de distance, ce livre aurait été davantage puissant.

Mais sans doute qu’un texte comme celui-là, une fois couché sur le papier, on n’y touche plus, de peur de réveiller la mort.

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Laurence Leduc-Primeau
Saguenay, La Peuplade
2021, 112 p., 19.95 $