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L'importance du manuel poétique

L'importance du manuel poétique

Quand fréquenter les lieux aux côtés de la poète ressemble bien plus à une expérience de compréhension qu’à de simples pérégrinations urbaines.

Thématique·s
Poésie

Quand fréquenter les lieux aux côtés de la poète ressemble bien plus à une expérience de compréhension qu’à de simples pérégrinations urbaines.

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Depuis Terroristes d’amour en 1986 — prix Émile-Nelligan —, Carole David n’a jamais cessé de poursuivre une démarche poétique révoltée, mariant classicisme et punkitude, et livrant ainsi l’une des œuvres les plus cohérentes et assumées de notre littérature contemporaine. Septième recueil de l’autrice, Comment nous sommes nés arrive après le célébré (et oserais-je dire incontournable) L’année de ma disparition (Les herbes rouges, 2015), lauréat du Prix des libraires. Le nouveau livre semble poser l’inéluctable question: comment témoigner du piètre décor que certains appellent existence? Et si ce décor est fait de ruines, monticule de rien à la gloire de nos survivances et de nos oppressions, il est surtout composé de ces femmes muettes, tues, mères de, filles de, sœurs de et épouses de. Celles-là qui, trop souvent, se sont fondues dans les couleurs d’une triste tapisserie, naufragées d’une mise en scène leur refusant les moindres répliques.

Intimer la survivance

Puisqu’on nous l’a ordonné,
nous prêtons le serment de discrétion

D’un ciné-parc obscur à un bowling dans l’est de la ville en passant par Checkpoint Charlie à Berlin, les lieux s’érigent, défilent et s’effondrent tout au long de la lecture. La poète parvient ainsi à faire cohabiter le banal et le sublime, aucun parage n’est dépourvu de beauté cruelle et de violence magnifique: chez David, la poésie sommeille en toute chose. Au cœur de ces drames se trouvent celle qui «se démaquille étonnée d’être absente», celle qui «se dirige vers le bûcher synthétique», et ce «quelqu’un sans regard, un espoir dévoré»: autant de femmes célébrées, de lendemains funestes démythifiés. Comme le suggère l’écrivain français Olivier Cadiot en exergue de la première section: «Allons voir de près ces personnages mythologiques, c’est pour l’enquête, faut pas lâcher, remontons la pente, avant, à leur naissance, avant que ne commence leur destinée, les premières minutes où quelqu’un n’est pas encore un héros.»

À cette adresse, le Bowling moderne l’attend
avec ses allées vernies d’où on ne revient pas;
personne ne porte attention aux vierges
qui comptent les souliers au vestiaire.

Divisé en trois sections — «Le baptême», «Les égarés», «Les bien-aimés» — le recueil offre plusieurs vignettes et arrêts sur image. Une narrativité, bien présente d’un poème à l’autre, porte tout le livre comme si la poète se devait de raconter ces destins omis, honnis, telle une scribe au service de ses poupées-dépouilles ou de «[…] celles et ceux/dont le cadavre sommeille dans un champ de tir». Car si «[n]ombreux sont les prénoms des filles qui pleurent», Carole David ne cherche aucune consolation dans l’écriture. Plutôt, l’acte de création se façonne à même la colère et la résilience: «Nous survivons estropiés aux petits enterrements.»

«Une chorale, voilà ce que nous sommes»

Outre Olivier Cadiot, nombreuses sont les écrivaines et les célébrités qui peuplent ce livre, on retrouve, en exergue, cité dans le texte ou dans le poème: Ira Levin (auteur du roman Rosemary’s Baby), Judy Garland, Adamo, Adrienne Rich, Albertine Sarrazin, Ingrid Jonker, Janis Joplin, Woody Le Pic, Anne Carson, Maggie Nelson et la sœur de Batman, tous membres de cette chorale hétéroclite dirigée par l’autrice hors de toute église. Une culture populaire et cinématographique traverse le livre avec aisance, jamais le travail de David n’est forcé et le discours référentiel coule de source. On lit sourire en coin le poème «Si je t’empoisonne, je te transforme», librement inspiré du plus récent film du réalisateur américain Paul Thomas Anderson, Phantom Thread: «La cueillette des champignons est meilleure que prévu,/l’omelette servie. Demain, il gémira.» Le découpage surprend plus on avance dans la lecture. Jamais la poète n’hésite à ciseler un vers en son centre et à proposer certaines césures marquées, l’ensemble est joué avec maîtrise et audace.

j’y reviens chaque été, cessez vos lamentations.
Un maillot, une alliance en or; que feraient les vagues
sinon les incruster sur les manèges où nous avons perdu

 

notre pudeur plus d’une fois.

Au sortir de Comment nous sommes nés, une impression persistante se dépose en moi. Huit ans après la parution de Manuel poétique à l’intention des jeunes filles, il semble que l’œuvre de Carole David ressorte toujours du manuel poétique: des livres qui aident à voir autrement, qui instruisent beaucoup plus qu’ils ne témoignent. Ses recueils parviennent sans relâche à pourchasser le poétique à même les ruines que nous habitons. Car c’est bien de cela que nous parlons: trouver une façon d’être au monde poétiquement malgré le désastre et la désolation qui s’immiscent dans nos quotidiennetés. Archéologue, sorcière ou déesse, les titres sont nombreux, mais inexacts, pour celle qui, des vestiges, révèle le réel. ♦

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Carole David
Montréal, Les herbes rouges
2018, 80 p., 15.95 $