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Librairies : une nouvelle vague

On ne donnait pas cher de leur peau il n’y a pas si longtemps. Mais ils ont quand même choisi ce qu’ils considèrent être le plus beau métier du monde: libraire. Et il faut s’en réjouir, car non seulement leurs affaires roulent bien, mais cette nouvelle génération est aussi en train de révolutionner la librairie indépendante, en revenant simplement à ses fondements.

Dossier

On ne donnait pas cher de leur peau il n’y a pas si longtemps. Mais ils ont quand même choisi ce qu’ils considèrent être le plus beau métier du monde: libraire. Et il faut s’en réjouir, car non seulement leurs affaires roulent bien, mais cette nouvelle génération est aussi en train de révolutionner la librairie indépendante, en revenant simplement à ses fondements.

L’apocalypse n’a pas eu lieu et le phénix renaît de ses cendres. Pendant une bonne décennie, on a claironné la mort des librairies indépendantes, mais contre toute attente, un changement de garde s’est effectué, et cette relève tire très bien son épingle du jeu. Un peu partout au Québec, des lecteurs allumés ont ouvert de nouvelles librairies ou racheté des institutions qui avaient pignon sur rue, en toute lucidité. Et tous les libraires que nous avons contactés tiennent un discours optimiste et enthousiaste — c’est la première surprise de ce reportage. À l’unisson, ils semblent avoir abandonné les lamentations. On dirait même que le défaitisme, pour eux, est une attitude incompatible avec leur passion.

La librairie Le Port de tête de l’avenue du Mont-Royal, à Montréal, est un bon exemple, souvent citée comme référence par les libraires interrogés. Ses propriétaires viennent tout juste de l’agrandir, en ouvrant en mai dernier dans un local en face de la boutique actuelle une librairie spécialisée dans les sciences humaines.

Ce projet est né d’une conviction personnelle, plus que d’un intérêt financier, mais agrandir ainsi prouve le succès. «J’en ai un peu marre des discours consensuels, dit le copropriétaire Éric Blackburn. J’ai vraiment envie que les gens puissent dialoguer, peu importe l’allégeance ou l’enseigne où ils logent. Tant à gauche qu’à droite, on parle à travers son chapeau. Je m’en fous un peu et j’ai juste envie que ça se parle. Nous avons maintenant une grosse section en économie, de très fortes sections en féminisme, colonialisme, post-colonialisme, des anciens et des modernes en philosophie... Nous avions 2000 titres avant l’agrandissement et maintenant, nous en avons 4500. Il est possible de creuser pour vrai.» Bref, le libraire a sans conteste l’intention d’offrir un port... à toutes les têtes qui naviguent dans les eaux tumultueuses de notre époque.

Deviens qui tu es

Profiter de l’appétit renouvelé pour les commerces de proximité, nourrir l’intérêt, avoir une ligne éditoriale, des employés vérita-blement lecteurs qui répondent aux besoins et, surtout, faire de la librairie un lieu vivant, voilà en gros ce sur quoi la plupart des nouveaux libraires s’accordent pour expliquer la renaissance de leur secteur.

Le Port de tête est né d’un manque, rappelle Éric Blackburn. «Quand nous avons ouvert en 2007, c’était dans notre plan d’affaires de ne pas laisser la littérature dans les bars ou les bibliothèques. Nous étions inspirés par deux librairies, celle d’Henri Tranquille au Québec et La Hune en France, qui a été la librairie parisienne fondamentale où tout le monde allait se rencontrer. Je pense qu’à un moment donné, il y a eu une prise de conscience. Ce que les Amazon, Costco et Walmart ne peuvent pas faire, nous, on peut le faire. Je me demande si on ne s’était pas éloigné un peu de ça, de l’expérience en librairie. On a décidé d’être ce que l’on est. Je le sens quand je vais dans les autres librairies, quand elles ont envie de dire quelque chose à leurs clients. Maintenant, avec les moteurs de recherche, c’est somme toute relativement facile de se passer d’un libraire, alors si, en tant que libraire, tu veux avoir quelque chose de plus à offrir, tu n’as plus trop le choix de mettre les bouchées doubles et de chercher des choses nouvelles et intéressantes.»

C’est ce que Maxime Nadeau et Michel Vézina ont décidé de faire en ouvrant en 2016 Le Salon à Gould, un pub-librairie dans un coin faiblement habité en région, qui attire les lecteurs et les écrivains d’un peu partout. Déjà très actifs au Québec et en Europe avec leur librairie ambulante Le Buvard, les deux fondateurs avaient une ligne directrice pour ce nouveau quartier général: demeurer des «spécialistes en littérature trippante». «On n’a pas de bois mort, pas de best-sellers, pas de livres de cuisine ou de livres des Éditeurs réunis, dit fièrement Maxime Nadeau. On a strictement notre sélection et c’est ça qui rend notre librairie incroyable. Les bons lecteurs entrent et ils ont le goût de tout acheter.»

L’esprit du lieu compte pour beaucoup dans la vitalité du Salon, qui a organisé l’été dernier plusieurs G.O.U.L.D («Grand Oratorio Ubuesque littéraire dérimé»), après avoir proposé des soirées de hockey-poésie, des lectures, des rencontres d’écrivains et autres activités excitantes. «C’est vraiment en continuité avec notre camion, soit amener la littérature au cœur de la vie, là où il n’y a pas de littérature. Et ça marche au boutte. On a des événements toutes les fins de semaines et on est une des librairies qui invite le plus d’auteurs, alors qu’on est dans le fin fond de l’Estrie à 2h15 de Montréal.»

Oser la spécialisation

Dans ce contexte où les gens semblent friands de commerces qui répondent à des besoins bien précis, une librairie féministe a pu naître cette année: L’Euguélionne, dans le Village, à Montréal. Mais son mandat ratisse plus large, nous explique Marie-Ève Blais, l’une des fondatrices de cette coop d’employés engagés. «Nous touchons aux questions LGBT, à l’antiracisme, à l’anti-colonialisme... Il y a une complexification des enjeux et je dirais que la crise étudiante de 2012 et le mouvement “agressions non dénoncées” ont créé une prise de parole et une nouvelle vague de militants qui ont fait que notre projet est né dans cette mouvance.»

D’ailleurs, les idéatrices de L’Euguélionne ont fait de nombreuses recherches sur l’histoire des librairies féministes en Amérique et en Europe avant de se lancer, car cette spécialisation demande une connaissance plus pointue de la part des employés. «Ça vient vraiment d’un besoin de répondre à un manque dans les librairies généralistes, d’un besoin de s’intéresser plus aux écrits des femmes, précise Marie-Ève Blais. Une prise de conscience que les livres écrits par des femmes étaient de plus en plus nombreux, mais avaient une moindre place, car les problèmes d’espace jouent sur la possibilité d’avoir une tablette dédiée au féminisme. Nous voulions un lieu où elles sont reconnues, pour faire entendre leurs voix.»

L’Euguélionne fêtera son premier anniversaire en décembre 2017, mais déjà elle cartonne et fourmille d’idées pour l’avenir. «Je crois à l’idée de la spécialisation, à l’idée de répondre à des communautés, note Blais. Je vois un retour de cette tendance en ce moment, un peu à la façon française. L’Euguélionne est un lieu où les gens se rencontrent, se parlent, partagent, réfléchissent davantage. Nous développons un café aussi, pour que les gens puissent rester. C’est un travail toujours en mouvement.»

Reprendre le flambeau

La librairie du Square à Montréal, Pantoute à Québec et L’Exèdre à Trois-Rivières sont de vénérables institutions qui ont été portées à bout de bras par leurs fondateurs pendant des décennies. La suite du monde est assurée, puisqu’elles ont été rachetées par de jeunes libraires, parfois même par une coopérative d’employés, comme c’est le cas pour Pantoute. Mais pourquoi se lancer dans une entreprise qu’on disait moribonde il n’y a pas si longtemps? «Je pense que c’est l’amour du milieu, dit la directrice générale de Pantoute, Victoria Lévesque. L’idée qu’une institution ne disparaisse pas. On ne sera jamais riches, on ne fera pas fortune, mais on adore le milieu du livre et le milieu culturel. Pantoute reste un filon à Québec et ça aurait été dommage que les deux succursales soient vendues à une grande chaîne. Le but de son fondateur, Denis LeBrun, a toujours été qu’elles restent indépendantes. Sans rien enlever aux plus vieilles générations ou à ceux qui ont vendu, je pense qu’ils étaient un peu fatigués vers la fin. On est peut-être plus enthousiastes! Et la coop est vraiment importante dans l’entreprise, nous voulons les employés les plus heureux possible. Il y a plus de collégialité et ça transparaît dans le service.»

Jonathan Vartabédian et Éric Simard connaissaient bien la réputation de La librairie du Square lorsqu’ils l’ont rachetée à Françoise Careil, libraire légendaire qui lui a consacré sa vie. «C’est une librairie assez mythique à Montréal, ça faisait trente ans qu’elle roulait et on a repris en main un endroit qui se portait très bien, raconte Jonathan Vartabédian. On a juste fait une passation de pouvoir. Notre mission a été de la mettre à notre image, en espérant ça plaise à la clientèle actuelle. Beaucoup d’anciens clients sont très heureux du fait que la librairie continue et de pouvoir la soutenir, et on est allé chercher aussi une nouvelle clientèle plus jeune.»

«On n’est pas cons, on ne va pas se lancer dans une entreprise qui est mourante!» affirme Audrey Martel, qui a racheté des parts de la librairie L’Exèdre à Trois-Rivières avec sa collègue Éliane Ste-Marie. Elles ont bénéficié de l’expérience de son fondateur, Benoît St-Aubin, toujours actionnaire. «Je pense que pendant des années, le milieu a bien aimé jouer du violon, dire que ça n’allait pas bien, mais en même temps, pour chaque librairie qui ouvre, combien partent un restaurant italien? Il y a eu une espèce de découragement des libraires qui étaient là depuis longtemps, qui faisait en sorte, peut-être, qu’ils n’osaient plus, qu’ils ne se parlaient pas. On m’a dit qu’il n’y avait pas tellement de confrérie, alors que maintenant, les libraires s’aident entre eux, ils s’encouragent, utilisent les réseaux sociaux. Nous ne sommes pas en compétition.»

Cette reprise du flambeau et son implication dans le milieu ont permis à Audrey Martel de remporter le Prix d’excellence 2017 de l’Association des libraires du Québec, remis au libraire de l’année. Et là, comme chez Pantoute et à La librairie du Square, Audrey Martel a pu constater à quel point les lecteurs tiennent à leur librairie de quartier, comme si, après une décennie de tourmente, ils avaient pris conscience que l’existence de celle-ci est entre leurs mains. «Ils sont venus nous féliciter quand on a repris la librairie, raconte-t-elle. Les gens sont fiers de voir des jeunes qui se lancent dans un métier dont on annonçait le déclin.»

Pour Christian Huron, qui a ouvert L’Arlequin à Saint-Sauveur en 2015, l’aventure n’est pas une passation, mais l’aboutissement logique d’une vie passée dans le milieu du livre. «J’ai touché à tous les métiers de l’édition, de la distribution, et mon préféré, c’est le métier de libraire», confie-t-il. Il a observé les hauts et les bas qu’ont dû traverser les librairies pendant trente ans. «Je pense qu’on est arrivé à la fin d’une génération qui a créé le réseau des librairies et qui a laissé sa place, ou pas, ce qui a fini par créer un vide, rempli par les plus jeunes qui ont vu que, finalement, ça pouvait fonctionner. Et la jeune génération a compris: une librairie doit tenir du livre, point final.»

Le peuple insoumis des lecteurs

L’autre bonne nouvelle de cette renaissance est le fait qu’il y a aussi une relève chez les lecteurs. Non, le livre numérique n’a pas tué le livre papier et oui, on lit plus que jamais au Québec. Les fossoyeurs de la littérature et autres cassandres font bien rire Maxime Nadeau, qui critique sévèrement des initiatives comme la «guignolée» du 12 août [NDLR: à l’initiative de deux auteurs québécois, Patrice Cazeault et Amélie Dubé, se tient depuis 2014 la journée «Le 12août, j’achète un livre québécois»]: «On nous demande d’acheter des livres québécois parce qu’on fait pitié. Ça me déprime.» Même son de cloche chez Éric Blackburn: «Avec des campagnes comme “Sauvons les livres”, on a mis des linceuls dans nos bibliothèques. Ça devient du misérabilisme. Il faut se bouger, et les libraires se bougent pour vrai. Si on était encore là à attendre, on serait en train de se faire dire qu’on fait dur.»

«Les annonciateurs de la mort de quelque chose, c’est une bande d’excités qui ont tort, croit Maxime Nadeau. On annonçait la mort du vinyle en 1986 et récemment, ils ont dépassé la vente de musique en numérique [NDLR: Entertainment Retailers Association (ERA), qui compile les statistiques du disque en Grande-Bretagne dévoilait que les ventes de vinyles ont atteint 2,4millions de livres (4millionsde dollars), alors que les achats musicaux dématérialisés se sont élevés à 2,1millions de livres (3,5millionsde dollars) pour la première semaine du mois de décembre2016 (Le Devoir, 10décembre2016).] S’il y a des librairies qui ont disparu, c’est peut-être parce qu’elles étaient vraiment plates... Pour moi, une librairie indépendante, ça ne veut crissement rien dire. Il y en a qui vendent les mêmes cochonneries que dans les grandes surfaces et je connais de très bons libraires qui travaillent dans des chaînes. En gros, ça prend des vrais libraires, des passionnés, et il faut leur donner les conditions pour qu’ils puissent rester libraires.»

«Je ne trouve pas que les gens lisent moins, en fait, je dirais même que ça va lire encore plus dans l’avenir, estime Victoria Lévesque. Le secteur qui marche le plus chez nous, c’est la littérature jeunesse. Ça veut dire que ça commence à la maison.» Pour Audrey Martel, des succès comme La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette ou L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante sont un exemple de l’influence des libraires indépendants. «Le Ferrante a levé au Québec avant la France, note-t-elle. C’est la preuve du pouvoir des libraires, de notre importance. Nous sommes capables de créer des phénomènes.»

«Moi, je vends de plus en plus de livres, et ça fait dix ans que ça ne se dément pas, conclut Éric Blackburn. J’ai appris que les gens avaient encore, contrairement à un discours en vogue il y a quelques années, très envie du support papier. C’est ma plus grande surprise. Ils ont envie de s’instruire, ils sont curieux, et encore amoureux fou de l’objet livre. Je n’aurais pas ouvert Le Port de tête si je n’y avais pas cru. De voir aussi que la majorité des éditeurs québécois l’ont compris et se sont tournés vers une esthétique différente rappelle l’effervescence des années 1970. Et tant que les auteurs et les éditeurs continuent de nous fournir de la qualité, les libraires seront capables de la mettre en scène.» ♦

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