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Libérations sur parole

Avec Bouche à bouche de l’ordinaire, David Fiore Laroche nous entraîne entre les murs d’une taverne, à la rencontre de personnages investis dans une formidable émancipation par le langage.

Théâtre

Avec Bouche à bouche de l’ordinaire, David Fiore Laroche nous entraîne entre les murs d’une taverne, à la rencontre de personnages investis dans une formidable émancipation par le langage.

Proposition pour une préhension des limbes de la banlieue: c’est le sous-titre que Laroche a choisi de donner à son deuxième livre, un texte à cheval entre le théâtre et la poésie qui est paru, au printemps 2020, à La maison en feu, une nouvelle structure dirigée par Florence Falgueyret et dont le site internet précise qu’elle «danse d’ivresse autour du brasier» et publie des auteurs «étincelants».

La taverne, ce théâtre

La pièce, dont une version courte a été montée à l’occasion du Festival Fringe de Montréal, en 2019, comporte six personnages: quatre dans la vingtaine et deux dans la quarantaine. À ces trois hommes et trois femmes s’ajoute un narrateur «démiurge» au discours prolixe, que les protagonistes ne voient ni n’entendent – du moins, dans un premier temps. Cet homme, qui pourrait bien être l’alter ego de l’auteur, est décrit comme «un gars dans la trentaine, vêtements sur ton brun, ventre saillant, calvitie». D’entrée de jeu, il donne le ton en déclarant: «je saigne à ma manière sur le monde / […] c’est que l’amertume virale me brûle / je l’incarne en éclats verbeux / en expiant le sang».

Après des études en littérature à Montréal, le narrateur est de retour sur la Rive-Sud. Il travaille comme barman dans une taverne pour le moins pittoresque, un établissement qui, vous l’aurez peut-être compris, fera ici office de scène:

je suis revenu en banlieue
pour m’enfermer dans un cube de béton
mon futur tout entier est plié-fourré
dans un endroit tout gommant
avec des affiches de bière
des néons et des miroirs
[…]
ces racoins gras répondent de moi
ce sol croûté est constitué de moi
des gens s’accrochent à moi.

Avec Manon, sa seule collègue, le «narrateur-barman» reçoit les habitués, ceux et celles qu’il qualifie de «faune congénère», à savoir Réjean, Marie-Pier, Maxime, Jessika et Yannick:

en tout cas ici
quand il y a prise de parole
le monde se fige autour de ceux qui énoncent
comme si le discours se cristallisait.

Aussi abandonnés que les terrains vagues

Constituée d’une suite de monologues séparés par les interventions du narrateur, la pièce réunit une galerie de personnages mal en point, des abîmés de l’âme et du cœur, des meurtris de la tête et du cul. De ces antihéros du quotidien, qui s’expriment avec une certaine verdeur, on sait assez peu de choses, sinon qu’ils sont aux prises avec la solitude, le désœuvrement, la violence, la pauvreté, la prostitution, l’alcoolisme et la toxicomanie. Marie-Pier explique:

en dedans de moi
ça reste fucking immense
aussi abandonné
que les terrains vagues
and yet
c’est chez nous.

Face au vide, à l’angoisse et à la peur, ces êtres s’accrochent à ce qu’ils peuvent. Comme Manon qui, pour vaincre «le méchant», s’en remet au pouvoir des pierres. Canalisant les énergies à l’aide de son cristal, ou encore de son quartz rose, elle affirme que la lithothérapie l’aide à «guérir du cœur». Quant à Jessica, elle exprime son inlassable quête d’amour et de bonheur avec ces mots:

on cherche toujours quelque chose
on veut entrer en collision avec le monde
on espère beaucoup
comme
se faire un chum
avoir une carrière
un chien
une blouse parfaite.

Goûter la verve

Certes, il est ici question des «limbes de la banlieue» – «y’a rien d’autre que des pelouses parfaites / que des piscines vides / que des maisons creuses / autour de nous» –, mais ce que la pièce représente avec le plus d’acuité, ce sont les conséquences de l’injustice, de la dépossession ainsi que des inégalités culturelles, sociales, économiques et genrées, qui font des ravages partout. Il y a chez David Fiore Laroche un constant souci de rendre hommage à ces laissés-pour-compte, de leur restituer leur droit de parole, de permettre à leur discours de se déployer sans retenue, sans censure, dans une oralité aussi cruelle que libératrice. Comme l’exprime le narrateur: «quelle chance d’assister à une verve si langoureuse / juteuse et à point».

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David Fiore Laroche
Montréal, La maison en feu
2020, 122 p., 25.00 $