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Lettre à Maxime Raymond Bock

Lettre à Maxime Raymond Bock
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Maxime,

 

Je fais semblant de t’écrire une lettre parce que je suis à la croisée des chemins. Vois-tu, j’y hésite, et tes livres n’y sont pas pour peu. Ils m’ont fait prendre conscience que ma littérature est en quelque sorte déracinée (aveu douloureux, qui restera entre nous) et ont fait naître en moi ce mélange de doute et de mélancolie propre aux réflexions portant sur ce que Frost aura ailleurs appelé «le chemin non emprunté»: dans ce cas-ci, celui d’une littérature a contrario enracinée – la tienne.

En d’autres termes, tes livres m’ont fait constater, chez moi, dans mes livres, un certain état des choses: il y a absence. Ce constat, j’aurais pu le balayer de la plume; mais voilà, ta littérature me prend au cœur. Elle comble en moi un manque, répond à une nécessité; et m’interroge par le fait même sur la complétude de mon approche narrative. Comment dire – je crois que tout a commencé pour moi en 1995.

*

Une petite histoire (abrégée) de mon déracinement littéraire est nécessaire pour que tu comprennes la nature de l’«absence» susmentionnée, et la raison pour laquelle tes livres me bouleversent. Tout cela, je crois, s’est passé plus ou moins en deux temps.

1 – 1995, donc, un classique: la faute au référendum. J’avais douze ans et garde le vif souvenir de lendemains funestes. La sensation collectivement partagée d’un vide supplantait largement la division gagnants-perdants. Dans ma tête de garçon de douze ans, sans savoir si ce qui nous était arrivé était une bonne ou une mauvaise chose, je ressentais ce que j’exprimerais aujourd’hui en ces termes: nous avions choisi (ou plutôt, on avait choisi pour moi) une sorte de pays fantôme, ni complètement vivant ni mort, un état de flottement, inconfortable. Je crois bien que c’est à cet instant précis que mon intérêt naissant pour la Littérature s’est doublé d’un délaissement progressif de notre littérature dite «nationale». Certes, je conservais pour elle un intérêt respectueux (j’ai presque écrit obligatoire), mais indéniablement distant: au secondaire, au cégep, même à l’université, me revenait toujours en tête cette idée de «pays fantôme» ayant fait le choix d’une certaine invisibilité, et qui ne pouvait, en toute logique, que produire des «écrivains fantômes» et une «littérature fantôme», c’est-à-dire, n’existant pas vraiment à la face du monde, à tout le moins du monde littéraire. Nos écrivains se voyaient ainsi condamnés, s’ils écrivaient sur nous, sur ici, à écrire sur un entre-deux-mondes composé de lieux et d’histoires qui ne pourraient être entendues que par le lecteur québécois, tributaire de ce même entre-deux-mondes; autrement dit, un écrivain fantôme ne pouvait être compris par et n’intéresser qu’un lecteur à l’identité pareillement intermédiaire. C’est dire que «nos» Lettres – lecteurs, auteurs, acteurs – hantaient une sorte de grenier littéraire, connu de nous et fréquenté par nous 1 uniquement, à l’exception parfois d’un curieux rétif, allant au mieux se chercher un Ducharme ou une Hébert, publiés, détail salvateur, loin d’ici. En bref, notre espace littéraire était secret, sombre, étroit. Ayant construit une littérature «nationale» en oubliant (à tort ou à raison) de construire la «nation» venant avec, ladite littérature se voyait condamnée à flotter sans assise, sans ses jambes, comme un spectre dont on ne sait s’il existe ou si c’est notre imagination – à flotter quelque part, aussi loin du soleil que d’une quelconque légitimité. Tu vois le genre.

Mal aboutie, plus ou moins loufoque et consciente, cette conception traduisait néanmoins en moi l’existence d’un renoncement par rapport à notre littérature. Aussi, commençai-je à écrire, plus ou moins désireux de m’extirper de cet entre-deux-mondes. J’optai avec d’autres, peut-être, pour une expression littéraire déracinée d’ici, c’est-à-dire peu ancrée dans le «chez nous» (puisque nous étions des fantômes, puisque nous flottions sans assise, il fallait tirer profit de cet état, partir ailleurs pour tenter de s’incarner quelque part, en autre chose). Je participai donc à ce florissement d’une sorte de littérature à génération spontanée, déconnectée à divers degrés de son passé, je dirais même de sa situation, sans filiation autre que sa famille immédiate (stylistique, ou thématique, ou narrative). J’acceptai d’abandonner mes livres à l’autel d’un empyrée littéraire plus universel, celui de la littérature d’expression française, ou de la littérature nord-américaine, voire mondiale (pour ce que cela veut dire), dans l’espoir qu’ils y trouvent refuge.

2 – Il n’y a pas de petit exil. Lorsque j’ai dû quitter Québec et m’installer à Ottawa pour y vivre, le déracinement, tout voyageur que je fusse, je l’ai ressenti dans ma chair. À ma grande surprise, j’avais l’impression de trahir quelqu’un. Pierre peut-être, mon ancêtre débarqué à Québec en 1666, ou ses descendants, ou mon grand-père. J’étais le premier de ma lignée qui «s’exilait», et ce déracinement tout théorique, tout littéraire, que j’avais entretenu, peut-être même recherché, je le vivais concrètement, et douloureusement, pour la première fois.

Et puis j’ai lu Des lames de pierre.

J’ai refermé ton livre, ému. La question de ce que j’appelais notre état fantomatique, tu l’y prenais à bras le corps. J’avais sous mes yeux une écriture qui n’avait pas renoncé à la possibilité de notre incarnation (littéraire, du moins). Tu nous savais certes errants, spectraux, mais je te voyais, l’un des rares, en train, d’abord, d’énoncer cette situation, ensuite, d’essayer d’y remédier. Notre littérature propre (ou spécifique, si tu veux, spécifiante), tu tentais de la sortir du grenier pour la réincarner, la faire vivre, et nous faire vivre avec. J’ai d’abord pensé à une anomalie. Or, en lisant Atavismes, Rosemont de profil, Les noyades secondaires, j’ai bien cru déceler un projet. De toute évidence, ça ne flottait pas vers un distant empyrée littéraire, ton truc: ça pataugeait courageusement dans l’ici, ça sentait d’ici tout ce qui pue et fleure, la chasuble, le camp de bûcherons, la fumée d’usine, l’espoir, la déception, le chlore de piscine, la boue et le bran de scie, l’encens et la mari, les Jeux de 76, les lieux surtout, les gens, qui y furent et qui y sont toujours. Comment dire, tu construisais ta littérature à partir d’ici, sans honte, impavide, ne croyant clairement pas au sort définitif de mes fantômes – tu les savais vivants.

Tu les savais vivants et dans chaque livre, tu me le prouvais. Qu’il s’agisse plus trivialement du narrateur commentant la visite de Marguerite au sommet du mont Royal: «au nord, les Laurentides ondulaient dans l’horizon foncé d’où provenait la famille de Marguerite, sa généalogie documentée depuis ses premiers ancêtres français à mettre le pied à Terrebonne» (Les noyades secondaires); ou de la situation, nous y revenons, du cégep Maisonneuve: «autrefois un collège classique, sis en haut de la côte Sherbrooke, une frontière entre les mondes. Aujourd’hui, tous les mondes y convergeaient.» (Ibid.); qu’il s’agisse encore, raison de mon émotion susdécrite, dans une sorte de synthèse du constat de notre état spectral et du projet d’en sortir, des feuillets d’un Baloney mourant dispersés au vent:

Je suis resté longtemps à regarder les feuilles débouler dans la rue. […] J’ai été frappé par l’outrage qui se produisait là. Un outrage à la mémoire d’un homme, certes. Mais aussi, peut-être, ai-je redouté, à la littérature, à la possibilité de la littérature. […] J’ai ramassé le cahier que la dame avait regardé, je l’ai ouvert. […] Et s’éclaircissait enfin la nature de cette œuvre qui s’éparpillait à l’agonie sur ce minable boulevard de l’est de Montréal. Ç’avait toujours été l’écriture même, oui. […] C’est ce qui l’avait tenu en vie. (Des lames de pierre)

N’étais-tu pas en train de me dire que Baloney, oublié, dont l’œuvre semblait perdue (œuvre que je ne pouvais qu’associer symboliquement à notre littérature «nationale»), était en fait vivant grâce au livre que je tenais entre mes mains? Les feuillets au vent de notre littérature propre, flottant comme des fantômes, justement, laissés en suspens, tu avais le courage narratif de les ramasser pour t’en inspirer, et faire un livre, ce livre, tes livres.

Ce qui me bouleverse, vois-tu, c’est que ton œuvre ne renonce pas à l’existence d’un passé: la berce le désir de témoigner, comme dirait l’autre, de la suite d’un monde dans le nouveau, d’une littérature dans la nouvelle, au-delà des métamorphoses nécessaires et des changements de perspective inévitables qui viendront les construire.

J’ai écrit plus haut «courage narratif», étrange formule; mais elle exprime ce qui m’impressionne et m’indispose en te lisant: ton écriture vient, par son choix de «narrer le fantôme» et sa tentative de le réincarner ici, aujourd’hui, par ce courage narratif, dis-je, remettre en cause le courage narratif de l’écrivain qui a renoncé.

*

Maxime, je suis à la croisée des chemins. Tu comprendras que j’ai vu, dans le périple de retour au bercail du personnage des Lames de pierre (à partir du Mexique, en plus !), un appel lancé à mon endroit. Certes, j’ai toujours pris soin de laisser au Québec, dans mes livres, un espace en creux, une présence diffuse (fantomatique, disons-le), mais une pré- sence quand même. Or voilà, je ne sais pas si j’aurai un jour la force d’avoir les deux pieds dedans. Non pas que je pense qu’il faille nécessairement rejoindre ton champ d’action littéraire, mais tout de même, dans mon cas, je sens qu’il serait thérapeutique de m’en rapprocher.

J’ai parlé plus haut de notre littérature sans «nation» (ou pays, ou territoire, ou chez-nous, ou maison, comme tu veux), et j’ai dit que sans la seconde, la première se retrouvait sans assise, sans jambes, flottante, errante. J’avais tout faux; tes livres m’ont fait changer d’idée. Les jambes, ce n’est pas la nation, c’est la littérature.

 

Louis

 


Louis Carmain a publié trois romans, Guano (2013), Bunyip (2014) et Les offrandes (2019), ainsi qu’un recueil de nouvelles, Nuits portatives (2022).

  • 1. Certains me demanderont de définir ce nous. C’est simple: tous ceux, quels qu’ils soient, qui s’y reconnaissent.
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