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L'éthique de la mention

L'éthique de la mention
Pour André Delisle (1927-2019)
Dossier
Pour André Delisle (1927-2019)

Mon seul livre portant le sceau «histoire vraie» est une autofiction: Le feu de mon père (2014), dont le rythme est assuré par une alternance de réflexions et de chroniques, de questions et de souvenirs. Tant que je le faisais pour moi, j’étais à l’aise avec le ton du journal. Seul avec mes mots, libre de censure, je nommais des gens, des lieux, des titres. Quand la perspective d’une publication a commencé à poindre, des questions inédites se sont posées. En passant du côté de la non-fiction, l’usage du nom propre devenait investi d’un poids moral agaçant.

Dans le roman, dans la nouvelle, je prends plaisir à nommer mes personnages: je bricole, je m’amuse puis je google mon invention afin d’éviter des références contaminantes. Ça en reste là.

Dans la non-fiction, par contre, écrire un nom peut avoir des conséquences sérieuses. Nommer l’autre peut accuser, louer, dénoncer; nommer expose quelqu’un contre son gré. La franchise qu’on s’impose pour des raisons rhétoriques peut devenir source d’agression pour le figurant.

La non-fiction comme étiquette est également une clé d’interprétation, comme une clé musicale. On lit en non-fiction comme on joue en fa mineur. La véracité ajoute une saveur de documentaire qui excite le plaisir de reconnaissance chez le lecteur. Les innommés n’y échappent pas, au contraire: j’ai déjà ajouté cette incise à un personnage (je tais son nom… dont je vais taire le nom), ce qui avait paradoxalement l’effet de le mettre en évidence, de tracer le contour de l’absent à gros traits rouges. Dans le roman à clés, les caviardages sont faciles à gratter.

Dans le meilleur des mondes, le genre vrai invite à la réponse. La liberté de parole existe pour tous. La réalité, ce grand référent, est restituée par la somme des points de vue. Je nomme l’autre sachant bien qu’il a le droit de me rendre la pareille dans sa propre version des faits.

Encore faut-il que les conditions d’un échange soient réunies ou, dit plus simplement, que le dialogue existe.

Malgré son propos parfois effroyable (l’auteur-narrateur révèle le dessein funeste de son père mafieux qui projette de liquider ses deux fils), Le feu de mon père a été un livre facile à écrire parce que je travaillais, en quelque sorte, avec de vieux dossiers, du folklore familial rabâché et des thèmes dépassionnés par des années de thérapie. C’est dans la dernière partie du livre, quand le texte passe des mémoires à la chronique, qu’une anxiété s’est installée. Le narrateur se met à raconter, au fur et à mesure que l’action se déroule réellement, le ménage qu’il doit faire pour vider l’appartement de son père, hospitalisé, peut-être mourant. Il tombe sur un cahier dans lequel le père a rédigé une sorte de confession. Et c’est à ce moment que se produit le seul passage qui m’a réellement ébranlé: lire l’autobiographie de mon père pour constater que mon nom n’y figure pas. Alors que je luttais avec le poids moral de désigner mon père dans mon récit, ma seule blessure venait du fait que je n’étais pas nommé dans le sien. Être passé sous silence peut être reçu avec violence. On n’en sort pas.

Comme c’est souvent le cas, une bonne âme s’est chargée d’envoyer le livre à mon père quand il est paru. En bref, il n’a pas aimé. Bien qu’il ait reconnu que «tout était vrai», il trouvait à redire sur une seule chose: d’après lui, j’avais commis une faute proche de l’ignominie en mentionnant son père, mon grand-père Hormidas (que je nomme de nouveau, avec mes excuses).

Mon père estimait qu’en le désignant dans mon autofiction, je lui manquais de respect, mais, somme toute, c’était de bonne guerre. C’est en mentionnant mon grand-père, son père à lui, que je commettais un geste impardonnable.

Intéressant…

 


Né à Longueuil en 1959, Michael Delisle a touché à tous les genres littéraires. Son dernier livre Rien dans le ciel (Boréal, 2021) a remporté le prix Adrienne-Choquette. Il a enseigné la littérature québécoise de 1991 à 2020. Il vit actuellement à Montréal.

 

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