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Les yeux ouverts

Ce roman d’apprentissage de Claire Hélie évoque la découverte du monde par les voies du rêve, de l’art et de la beauté.

Thématique·s
Roman

Ce roman d’apprentissage de Claire Hélie évoque la découverte du monde par les voies du rêve, de l’art et de la beauté.

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La P’tite et la Grande, deux jeunes filles, vivent dans le Chicoutimi des années 1960. La religion y est omniprésente. Les vies des prota-gonistes sont constituées de convenances, respectées davantage par la seconde fillette. Leurs existences étriquées basculent tranquillement au fur et à mesure que l’art s’y immisce. Pour la P’tite, c’est sa vision de la société qui s’en trouve changée, tandis que pour la Grande, c’est la bougie d’allumage qui lui donne l’impulsion de partir à la recherche de son père, ce dernier ayant quitté le nid familial depuis longtemps. Ce roman initiatique diffère d’autres livres du même genre, puisque chez Hélie, la quête de soi passe par les œuvres, notamment les têtes sans corps que confectionne Gilo, un vieil homme solitaire qui pétrit la matière pour entre autres établir des liens avec les sculptures de Loreli, sa sœur décédée. Ce faisant, il espère transcender la disparition de la morte.

La robe sans corps est aussi un ouvrage profane. En découvrant l’art, l’esprit se libère, et ce qui apparaissait autrefois comme l’unique vérité ne devient qu’une manière parmi tant d’autres de concevoir le monde. Les nouveaux gestes symboliques de la P’tite et de la Grande, débarrassés des airs compassés et mimétiques des paroissiens, prennent soudain tout leur sens. En préparant elles-mêmes leur cérémonie sur le bord de la rivière aux Rats pour prier le retour de Paulo, le père de la Grande, elles s’approprient un savoir-faire qu’elles ne se con-naissaient pas. Leurs gouttes de sang mélangées scellent le début du pacte. À l’aide de leurs déguisements et des objets apportés pour le sacrifice, elles accomplissent le rituel pour que le père puisse se manifester à la Grande. Très vite, cette messe inusitée prend des allures de rite de passage.

La Grande mit les avant-bras à hauteur de sa poitrine, donna un premier coup, remonta jusqu’à sa gorge. Redescendit, palpant pensant aux deux mots cage thoracique. Étrange… comme si quelqu’un était enfermé dessous. Oui, cage… De ses deux poings lestes furieusement elle cogna.

De l’aveuglement au dessillement, de l’enfance à la maturité, les jeunes filles s’émancipent.

S’affranchir

Premier roman de Claire Hélie, La robe sans corps arrive après la publication d’un recueil de poésie. Le livre est entièrement traversé par les images et le phrasé de la poète, plus particulièrement certains chapitres en marge des autres: on les reconnaît aisément grâce à la présence de l’italique, à l’absence de numérotation et à leur contenu onirique. Les rêves représentent le démantèlement des barrières. L’art est une sorte de songe éveillé qui donne toutes les permissions.

Les tonalités poétiques sont également perceptibles au cœur du récit, tantôt narré par un œil extérieur, tantôt raconté par la P’tite, qui interprète ce qui lui arrive, comme si elle devenait l’héroïne de son histoire. C’est ainsi qu’elle passe de l’observation à la création, voulant faire écho aux œuvres vues qui ont provoqué chez elle le besoin impérieux d’agir.

Mais avant, avant leurs membres de plâtre et le rouge rose de leurs pommettes, elles étaient où? Quelqu’un a pris un marteau un ciseau, les a sorties de là où elles n’étaient rien. Non non, pas rien: une image… une image derrière le front, derrière les yeux, la pose suspendue.

La P’tite prend la mesure de l’acte créatif et de son pouvoir: celui de donner forme à ce qui n’en avait pas.

En altitude

Grâce à Gilo et à l’Abbé, la P’tite rencontre une personne hors du commun qui lui permet d’éprouver sa propre singularité: madame Madore, une femme en couple, mais sans enfant, qui s’occupe de la Maison des arts et se distingue par ses tenues toujours très excentriques. Lorsqu’elle gravit enfin l’escalier de l’atelier de Gilo, la P’tite s’élève vers autre chose a priori plus grand qu’elle-même, mais qu’elle finit par s’approprier.

Si les contours du personnage de la P’tite sont bien dessinés, ceux de la Grande, en revanche, sont un peu plus flous. On est en droit de se demander pourquoi elle a attendu d’avoir onze ans avant de parler du départ de son père, puisque lorsqu’elle le fait, il ne semble y avoir aucun tabou. Qui plus est, les recherches de la Grande pour retrouver son paternel empruntent plusieurs raccourcis.

Le contact des œuvres dévoile à chaque habitant un pan de son intériorité. Cet éveil du village est un très beau prolongement de la révélation qui transforme la P’tite. Au bout du compte, Claire Hélie rend ses lettres de noblesse à l’art et à son pouvoir d’exhaussement.

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Claire Hélie
Montréal, Les Herbes rouges
2020, 160 p., 20.95 $