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Les sutures des sorcières

Les sutures des sorcières

Un bébé tué lors d’une amniocentèse: l’histoire aurait pu être traitée comme un troublant témoignage, mais Marielle Giguère en fait un récit filial poignant.

Roman

Un bébé tué lors d’une amniocentèse: l’histoire aurait pu être traitée comme un troublant témoignage, mais Marielle Giguère en fait un récit filial poignant.

Dès la première page de Ci-gît Margot, le deuxième livre de l’écrivaine, l’horreur est exposée: au cours d’un examen prénatal, la fille que porte la narratrice est transpercée par l’aiguille manipulée par la docteure. L’essentiel de l’œuvre est centré sur les répercussions de ce drame. Comment composer avec une mort qui entame l’idée même de l’existence? Comment faire acte de mémoire quand ce qui a été partagé est évanescent? Par fragments, en se jouant de la temporalité, en revenant sur des images obsessionnelles (l’aiguille, la boîte, le soubresaut de Margot), l’autrice cadre un temps du deuil qui est autant une réparation qu’une colère assumée.

La langue des endeuillées

Déjà mère de deux garçons, la narratrice rencontre le «Grand Amour» et décide d’avoir un autre enfant. En raison des risques liés à sa grossesse, des tests sont menés par une équipe stressée et peu expérimentée. Sur l’écran de l’échographie, la femme voit l’aiguille perforer le placenta et heurter le bébé. Une mort en direct, nouvelle image fondatrice qui doit être nommée pour qu’elle ne prenne pas toute la place. Pour ce faire, la narratrice raconte sa relation amoureuse, son délitement passager, son expérience médicale, qui oscille entre l’incompétence du personnel soignant et l’indifférence bureaucratique. Elle cherche ses mots pour dire ce deuil étrange. Elle apprend la «langue des endeuillées» par le biais de rencontres marquées du sceau de la vulnérabilité, de lectures (Toni Morrison, Joan Didion), de rituels: autant de tentatives pour combler un vide qui émane d’elle et la confine dans un corps ayant perdu ses possibilités de grandeur (vie, plaisirs, frontières entre le dedans et le dehors). Le récit de la perte émerge: il impose une nouvelle temporalité à ce qui est vécu. La mère acquiert un horizon et une histoire qui la sortent du seul présent. Elle s’adresse ponctuellement à sa Margot en-allée, comme pour donner une voix à celle qui a été réduite au silence.

Imaginer la colère

Si la narratrice révèle de manière crue la douleur vécue et son désarroi, elle se raconte également en recueillant d’autres échos, images et récits qui situent son expérience et lui permettent de saisir les limites de son corps. Elle imagine la vie de Céline, la docteure responsable de l’erreur médicale, elle-même enceinte. Céline est un nom forgé qui ne cache pas la réelle identité de la coupable. Grâce à ce pseudonyme, au travail d’imagination sur sa vie, la narratrice non seulement se dote d’un espace pour déverser sa colère, ses fantasmes de vengeance, mais elle s’assure aussi d’exercer un contrôle, celui de la mémoire, de la représentation, sur ce que la médecin sera aux yeux des lecteur·rices. Céline est un sujet sans voix du récit; la narratrice tisse sa parole pour agir sur son corps, sa vie, ses limites, ses défaites.

Dans Ci-gît Margot, la colère est canalisée par cette Céline inventée; toutefois, elle déborde ce cas unique et embrasse le corps médical (entendu comme masculin et insensible), qui perpétue un univers mortifère et traumatisant: la salle des naissances. La violence gynécologique est dénoncée, même si elle se reproduit à presque tous les rendez-vous. La mise au monde et ses gestes deviennent des sources de pouvoir, et la narratrice, en les décrivant, ouvre son histoire à celle des autres.

Planter les semences

Le livre de Giguère part d’une naissance entravée pour mieux raconter l’histoire informelle du geste de donner la vie. Il met en parallèle le témoignage de la narratrice et le récit de sa grand-mère, arraché au silence familial. Décrire les fréquents accouchements d’Irène, c’est exposer une usure des corps, un poids porté par les femmes, une charge transmise, mais c’est également révéler un savoir féminin, ce que Giguère nomme la filiation des sorcières (dans une image trop souvent convoquée), qui régénère et fertilise le monde. En parlant du jardin de sa grand-mère, en expliquant comment elle s’occupe de sa maison, comment elle utilise son sang menstruel pour nourrir le sol de ses plates-bandes, la narratrice fait advenir un temps cyclique, celui d’une résistance souterraine des femmes, auquel elle se rattache pour sortir de l’hébétude provoquée par la mort de Margot.

Raconter, c’est dire que tout n’est pas fini, qu’un possible est encore là. Cette suture, Giguère la fait au ras du corps, dans l’écho réverbéré entre une vieillarde de quatre-vingt-quatorze ans et une jeune mère «laguée» dans sa douleur, mais qui ne s’apitoie jamais sur son sort: elle imagine plutôt de nouvelles manières de porter un enfant. L’écriture sobre, crue et imagée de l’autrice a le mérite de laisser apparentes les cicatrices de cette suture.

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Article au format PDF
Marielle Giguère
Longueuil, L'instant même
2020, 144 p., 19.95 $