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Les rêves brisés de Charles Gagnon

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L'échappée du temps
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Pierre Vallières et Charles Gagnon: les noms de ces deux révolutionnaires se sont trouvés unis, dans les années 1960, sous l’effet d’une solide suture médiatique qui a assuré leur postérité. Tous deux militants du Front de libération du Québec (FLQ), ils ont été présentés comme les principaux cerveaux de l’aile la plus à gauche de ce mouvement révolutionnaire composite. En fait, les deux théoriciens étaient si connus sous ce nom conjugué de Vallières-Gagnon que cela engendrait parfois d’amusantes confusions. Je ne sais plus qui racontait qu’à leur sortie de prison, quelqu’un avait demandé à l’un, voyant pour la première fois un visage sur lequel mettre un nom: «C’est vous, M.Vallières-Gagnon?»

Pourchassés, traqués, arrêtés puis emprisonnés, les deux vont croupir de longs moments derrière les barreaux, en leur demi-pays comme aux États-Unis. À New York, à la prison des Tombs, ils sont incarcérés en même temps que des militants noirs, avec lesquels ils sympathisaient par ailleurs. Quoi qu’on ait pu écrire pour tenter de les disqualifier, leur solidarité avec les damnés de la terre, ceux des États-Unis comme d’ailleurs, s’avère indéniable. En 1969, le livre révolutionnaire de Vallières, Nègres blancs d’Amérique, est saisi par la police après avoir été largement rédigé en prison. Mais il s’en trouve aujourd’hui pour réduire cette époque à la seule lecture étroite des mots qui composent le titre du livre, sans tellement se donner la peine d’en franchir le seuil.

Le 27 février 1967, à l’occasion de leur procès pour homicide involontaire, Vallières et Gagnon reçoivent plusieurs appuis internationaux. Un télégramme provient de Stokely Carmichael, auteur du livre Black Power. Cette figure de proue du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), puis bientôt des Black Panthers, salue l’action des révolutionnaires québécois dont Vallières et Gagnon sont les fers de lance. «Courage, nos frères», écrit Carmichael en français, au nom du SNCC. Le télégramme se poursuit en anglais. Il dit ceci: «Nous vous soutenons dans votre procès. Vos expériences ne sont pas différentes de celles de vrais patriotes de partout qui, à toutes les époques, résistent contre la tyrannie.» Et le télégramme se conclut, à nouveau en français, par le slogan du FLQ: «Nous vaincrons.» Des gens de partout ont décidé de faire bloc, de se mettre en opposition carrée, comme le syndicaliste Michel Chartrand, avec un système.

Cependant, l’union entre Vallières et Gagnon sera en réalité de courte durée, même si elle a marqué durablement les esprits et fait couler beaucoup d’encre. Après l’écrasement du FLQ à l’automne 1970 et la mort de Pierre Laporte, les deux hommes prennent des chemins politiques différents. Vallières, contre toute attente, annonce qu’il rentre dans le rang de la démocratie dite parlementaire. Il rejoint le Parti québécois, la formation lancée par l’ancien ministre libéral René Lévesque. Vallières affirme haut et fort, pour un temps du moins, sa foi en une lutte sociale qui vient prendre appui sur le projet de réaliser l’indépendance du Québec. Autrement dit, fini les velléités de guérilla. Quant à Charles Gagnon, il est lui aussi rendu ailleurs. Il se laisse aller de plus belle sur la pente d’un marxisme où il a déjà posé pied. La question de l’indépendance ne lui apparaît pas prioritaire, bien au contraire. La rupture entre Vallières et Gagnon, tout le monde le voit, est consommée.

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Charles Gagnon était d’un naturel moins scintillant que Pierre Vallières, plus réservé, plus cérébral ou, à tout le moins, plus mélancolique. La première fois que je l’ai rencontré en privé, la différence de tempérament entre les deux m’a sauté aux yeux. Je connaissais mieux Vallières. J’avais eu l’occasion de discuter avec lui à de nombreuses occasions, longuement.

Issu d’un milieu populaire, comme Vallières, fils d’une famille nombreuse du Bic, près de Rimouski, Gagnon parlait d’une voix calme, posée. Il faisait en sorte d’être compris de tous. En 1970, André Melançon a tourné un film qui lui est consacré. Le voici devant la caméra. Il est là, tel qu’en lui-même: simple, clair, sensible, quelque peu inquiet tout de même, on le sent, par-derrière un calme qui crève l’écran.

En 2005, très peu de temps avant sa mort, Charles Gagnon a accordé à Marie-Josée Nadal d’ultimes entretiens, dans lesquels j’ai retrouvé un peu cet homme que j’avais écouté avec curiosité. Se sachant condamné, il a éprouvé le besoin de revenir, une dernière fois, sur ses années de militantisme, dans une sorte d’ultime bilan personnel qui redouble un peu ses livres. L’homme sait que sa vie est derrière lui. Les transcriptions de ces entretiens de 2005 ont fini par faire l’objet d’une parution tardive: Derniers entretiens avec Charles Gagnon est publié à la fin de 2021.

Dans ce livre d’entretiens, Charles Gagnon rappelle plus d’une fois les limites du nationalisme pour expliquer les luttes sociales. Il n’a été indépendantiste qu’un bref moment de sa vie, répète-t-il. Il croyait que les luttes sociales devaient primer ces considérations structurelles. Revient-il tout le temps sur cette question pour souligner à quel point il s’est révélé incapable de la transcender?

Comment entrevoit-il, malgré tout, l’avenir de ses semblables, tout en sachant qu’il ne le connaîtra pas? Gagnon peste contre les États qui refusent de prendre leurs responsabilités sociales. Il aspire, encore et toujours, à un ordre nouveau, en rupture avec le capitalisme triomphant, même s’il semble parfois beaucoup regretter de s’être engagé dans ce combat «avec les œillères du marxisme-léninisme». «Le capitalisme est destiné à créer des riches et des pauvres, et si l’on veut plus de justice sociale, on est amené à lutter contre le capitalisme.» Mais de quelle manière? Gagnon a l’air plutôt désarçonné à l’heure de l’indiquer. L’avenir lui semble bloqué.

En 1994, Vallières et Gagnon se retrouvent, le temps de figurer dans un film de Jean-Daniel Lafond intitulé La liberté en colère. On les y voit, dans une scène, tenter de faire fonctionner correctement une antenne de télévision plantée sur le toit d’un chalet où se déroulent les discussions. Ils n’y arrivent guère. Tous les deux, à l’évidence, sont assez malhabiles de leurs mains, à l’heure de résoudre des problèmes pratiques.

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En 1972, Charles Gagnon publie ce qui nous apparaît désormais comme un ovni: Pour le parti prolétarien, un manifeste en faveur de la création d’une organisation marxiste-léniniste. Jusqu’au début des années 1980, il va tenir le rôle de secrétaire général de ce mouvement baptisé En lutte!.

Tout cela, bien entendu, nous semble lointain, dépassé, avalé, digéré. Pourtant, beaucoup de cadres de la société d’aujourd’hui ont porté le col Mao ou les différents oripeaux de groupuscules gauchistes de ce genre auxquels ils se sont voués corps et âme. Cela ne les a pas empêchés d’adhérer par la suite, en parfaits renégats, au nom de leur passé récusé, à un néo-libéralisme triomphant, à l’idéologie du marché, bref à un renversement total des idées qui étaient les leurs, tout en conservant leur méthode intransigeante autant que leurs structures mentales étroites. Cela a pu faire d’eux des patrons de choc ou d’habiles courtisans de leurs pouvoirs. Charles Gagnon, au moins, ne se sera jamais employé à nier ce qu’il a été.

Congrès, réunions, programmes et militantisme vont occuper Charles Gagnon durant des années. Combien En lutte! compte-t-il de fidèles au bout du compte, lorsque cette aventure, mal engagée, se rive le nez pour de bon en 1982? Guère plus de 1000, selon ce que Gagnon en dit.

Pour lui, l’échec de ce mouvement ne sera jamais dépassé. Chaque page ou presque de ce livre d’entretiens suinte le poids de cet échec. La mort d’En lutte! le forcera à se resituer, dit-il, à tenter de se redonner une place, un rôle en tant qu’intellectuel. Mais il avoue ne jamais y être parvenu.

Son bilan à l’égard de lui-même est dur, très dur: «Comme je n’étais plus nulle part, j’ai voulu me trouver une place dans la société, mais je ne l’ai pas trouvée: aucune revue ne m’a accueilli, je n’ai pas fondé de revue, j’ai rien foutu dans le monde vivant.»

S’il lui arrive de glisser, dans de brèves parenthèses, quelques remarques dépitées sur les dérives sectaires et dogmatiques cautionnées par En lutte!, Charles Gagnon ne s’aventure pas bien loin de ce côté. Il ne dit que peu de choses sur ces temps où les militants devaient laisser la moitié de leur salaire à l’organisation et où chacun était obligé de se lancer dans d’interminables autocritiques qui n’avaient pas grand-chose à envier au stalinisme. Chez ces marxistes-léninistes, l’homosexualité était présentée comme une déviance et le féminisme, comme une distraction en marge de luttes plus prioritaires, rappelle Gagnon. Le vin était ramené pour sa part à sa dimension symbolique bourgeoise. À ce titre, il était interdit d’en consommer. Était-ce bien le chemin de la révolution?

De qui parle Charles Gagnon lorsqu’il raconte que, dans la nébuleuse des groupes marxistes de l’époque, certains dirigeants maoïstes, entretenus par leurs militants, se rendaient en Mercedes à l’ambassade de Chine pour rendre des comptes? Simon Brault, désormais à la tête du Conseil des arts du Canada, appartenait alors aux cadres d’une de ces structures, comme d’autres figures de la vie canadienne. Françoise David, Alain Dubuc, Gilles Duceppe, François Saillant et bien d’autres ont été d’ardents militants de groupuscules marxistes. Mais Charles Gagnon ne s’attarde à désigner personne. Il indique, tout au plus, que certains ont pu continuer de faire leur chemin, sans trop se soucier de leur passé, ce qui ne fut pas son cas. Loin de là.

À la toute fin de ces entretiens, Charles Gagnon affirme n’avoir plus vraiment espoir dans les luttes du présent. Aux derniers temps de sa vie, il a l’impression qu’il faudra désormais attendre «un siècle ou deux» – rien que cela! – avant que de nouvelles formes d’engagement aient engendré un terreau social propre à la croissance d’une nouvelle société: «une espèce de société parallèle qui se construirait et qui dans son sein adopterait d’autres règles, une autre façon de fonctionner». On imagine fort mal Charles Gagnon regarder dans la direction des affabulations mystiques hippies et d’une communauté recréée dans les marges de communes, mais cette volonté de voir se réaliser une nouvelle société à l’écart peut y faire quelque peu songer. «J’ai l’impression que le départ va être plutôt anarchiste. Construire des modes, des formes de production nouvelles, des formes d’organisation de nouveaux services, des formes nouvelles d’échanges. Moi, c’est là-dedans que je vois la façon de rompre avec le pouvoir.» Mais encore? Voilà qui est un peu court.

Gagnon poursuit, mais ne va pas beaucoup plus loin.

Dans cet horizon indéfini, projeté très loin devant, dit-il, viendra le moment où ce «pouvoir alternatif-là», né de ces modes d’organisation marginaux, pourra «commencer à parler de prise de pouvoir au sens où la société en émergence, nouvelle, avec ses partisans, ses artisans, va pouvoir gruger suffisamment le pouvoir existant et faire des transformations». Tout cela, encore une fois, semble vague à souhait et ne conduit, à vrai dire, nulle part, sinon à un constat d’échec assez triste où Charles Gagnon apparaît brisé et, d’emblée, presque oublié, près de deux décennies après sa mort.

 


Marie-José Nadal, Derniers entretiens avec Charles Gagnon: parcours d’un militant, Montréal, Éditions de La Pleine lune, 2021.

 

Jean-François Nadeau est chroniqueur au quotidien Le Devoir et historien. Il a publié plusieurs livres, dont Un peu de sang avant la guerre (2013), Les radicaux libres (2016). Sale temps est paru chez Luxéditeur en 2022.

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