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Les mortes élémentaires

Les mortes élémentaires

Avec ce premier roman, Ariane Lessard fait de la disparition des filles l’objet d’une réappropriation poétique.

Thématique·s
Polar

Avec ce premier roman, Ariane Lessard fait de la disparition des filles l’objet d’une réappropriation poétique.

Thématique·s

J’ai pris le risque d’écrire une critique polar sur un roman qui n’en a pas l’étiquette générique. Je l’ai fait en me disant que, se démarquant par sa forme singulière, il met en perspective les codes génériques eux-mêmes. Tous les éléments constitutifs du polar sont présents: une intrigue qui repose sur une disparition; un environnement mystérieux, une ambiance sordide, un décor inquiétant; une enquête menée à la suite d’indices envoyés par courrier anonyme. Or, l’écriture de Lessard n’accomplit pas le parcours attendu de la progression linéaire du récit policier. Elle se dérobe à la résolution du mystère, donnant aux lectrices et lecteurs la liberté, peut-être, d’imaginer la fin de l’histoire, de choisir les coupables et les victimes.

Cette suspension narrative, qui joue du flou et de l’incertitude, se répercute dans une esthétique onirique, où la disparition rejoint tantôt le monde des rêves, tantôt ceux des morts ou des fous. Ce sont les monologues intérieurs de Virginia, s’ajoutant et surplombant les autres voix de ce roman choral, qui offrent à l’histoire sa trame défaillante, sa ligne de fuite: «Il sursaute et te regarde comme une revenante»; «On marche, on regarde à travers les pare-brises, on voit des visages dans la buée. Des traces de vie dans les vitres, des fenêtres semblables à celles du salon de coiffure.» On est invité, par la prose incantatoire de Lessard, à douter de ce que le réel présente: morts ou vivants? Mirages ou reflets?

Virgin Suicides

Cela prend un moment pour se faire à la forme et assimiler les éléments du récit. C’est un roman choral où les voix de douze personnages s’entrecroisent, s’entremêlent, se superposent sur les mêmes événements, l’un en particulier, celui de la disparition d’une fille — dont on ne découvre l’identité qu’à la fin du roman. L’histoire se déroule dans un village anonyme, point de transit de poids lourds. Les camions s’arrêtent au diner, les camionneurs font le plein à la station-service. Ils se ravitaillent en gaz et en filles puisque «l’essence, ici, est une des seules choses qui se vend aussi bien que les serveuses du restaurant.» La subsistance du village repose sur le commerce des services sexuels des jeunes filles. Et tout le sinistre de cette réalité est rendu dans la froideur d’une violence admise, qui se déroule au vu et au su de tous.

L’imaginaire de Lessard semble être tissé, comme les voix s’entrelacent, de plusieurs influences littéraires. L’intertextualité opérant toujours une certaine séduction sur le lectorat aguerri, on se plaira à retrouver dans des noms, des phrases, des images, une sorte d’iconologie qui fait tout l’attrait de Feue. Il y a bien sûr ceux que l’autrice nous offre en exergue — Hébert, Faulkner — dont je repère les échos poétiques dans la violence à la fois insidieuse et abrupte du récit, dans les lieux indéfinis qui retrouvent leurs géographies dans la littérature. Et ceux que je devine ou invente peut-être. L’Hamlet de Shakespeare, dans ce que ce roman fait d’un temps hors de ses gonds, où la menace de l’inceste dérègle l’unité communautaire de même que l’unité narrative: «Il y a quand même quelque chose de pourri dans ce village.» Si Abel, jeune homme qui a quitté la ville pour la campagne, avoue avoir «[t]roqu[é] les bars et l’université pour les champs. Les filles à la mode pour les filles plus mélancoliques», les filles mélancoliques se déclinent comme autant d’Ophélie, ou de Virginia Woolf; filles dont la tristesse se sublime dans une mort marine.

Pourquoi on tue les filles

Il y a quelques années, j’ai vu The Tribe (2014), film ukrainien réalisé par Myroslav Slaboshpytskiy. L’histoire se déroule dans un pensionnat pour sourds et muets et, de tout le film, donc, il n’y pas de dialogues, pas de sous-titres, pas de sons autres que le bruit des respirations, des corps qui entrent en contact, des mains et des doigts qui forment des lettres et des mots. Les étudiants participent à un trafic de prostitution, envoyant les jeunes filles du pensionnat racoler les camionneurs dans les stationnements de haltes routières. À la fin du film, je me suis demandé si ce parti pris du silence et des bruissements ne servait pas à montrer quelque chose que le discours recouvre. De même, je me demande: que nous montre le travail narratif et poétique de Lessard de la violence, du trafic et de la mort des corps de filles?

Si l’étymologie de «feue» renvoie à l’accomplissement du destin que signe la mort, et si ce mot, dans la langue de Lessard, se revêt de la flamme, son roman révèle l’envers d’un monde peuplé de filles tristes et de mortes-vivantes. Il révèle ce qu’une communauté peut retirer du sacrifice des filles dont le cœur brûle. ♦

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Ariane Lessard
Montréal, La Mèche
2018, 192 p., 23.95 $