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Les mollets de Vladislav Tretiak

Les mollets de Vladislav Tretiak
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Dans les années 1980, l’équipe de hockey de l’Armée rouge venait chaque année à Québec pendant le temps des fêtes. C’était un rituel. Pour mon anniversaire, qui tombe tout juste après Noël, mon père m’offrait des billets et nous allions au Colisée assister à l’affrontement contre les Russes. Le capitaine des Nordiques, Peter Stastny, était un exilé slovaque qui avait fui son pays dans des conditions rocambolesques. Marqué par le régime communiste, il envisageait ces rencontres non pas comme des matchs amicaux, mais comme une revanche sur l’histoire. Il détestait l’Union soviétique. C’était viscéral. Peter Stastny, habile passeur, marqueur redoutable, avait un coup de patin fluide et était fort comme un cheval. Nous nous réjouissions de le voir s’élancer sur la glace un couteau entre les dents, le regard en feu, trop heureux d’en découdre avec les méchants.

Je prenais pour les Nordiques, on l’aura compris. J’attendais avec fébrilité l’instant où les 18 000 spectateurs bondiraient à l’unisson de leur siège pour célébrer un but de l’équipe locale. Se fondre dans une masse, absorber la puissance de son excitation, se sentir emporté par son élan, cette liesse est un bonheur qui se savoure à l’avance. J’aimais l’atmosphère du vieux Colisée de Québec. L’odeur de la réfrigération mêlée à celle de la bière et des hot-dogs, le crissement des lames de patin qui mordent la glace, les ritournelles de l’orgue, le rythme du tambour de Max Gros-Louis, le mouvement lent de la surfaceuse qui lisse la patinoire. À l’époque, l’amphithéâtre n’était pas l’immense studio de télévision qu’il est devenu aujourd’hui, avec ses publicités criardes, ses animateurs de foule, ses concours débiles, sa musique assourdissante, la même qu’à Las Vegas ou à Dubaï, cette agitation programmée qui vous assaille de toutes parts afin de s’emparer de votre attention pour la vendre au plus offrant. Ce n’était pas la télé qui commandait, c’était la foule et le jeu.

Certes, la guerre froide arrivait à son terme. L’URSS s’enlisait en Afghanistan, ses usines étaient vétustes, la pénurie minait la plupart des branches de ses industries, la course aux armements l’acculait à la faillite. Mais nous n’en savions rien. Les tensions étaient vives entre l’Est et l’Ouest et il ne se passait guère une semaine sans qu’il fût question de la menace nucléaire dans les médias. Les pays du pacte de Varsovie projetaient encore une image de force. Je désirais donc que les Nordiques battent ces communistes et leur «empire du mal», pour reprendre l’expression qu’utilisait Reagan.

Ma partisanerie n’était pas feinte, mais elle recouvrait une autre vérité, à laquelle j’étais sincèrement plus attaché: si j’attendais avec fébrilité ce cadeau d’anniversaire, c’était moins pour assister au triomphe du monde libre sur la glace d’une patinoire, que pour admirer le talent des Russes. Dieu que j’ai aimé regarder patiner les Soviétiques! Makarov, Fetisov, Krusov, Larionov faisaient du hockey un sport de mouvements et d’intelligence collective d’une rare beauté. Leurs déplacements étaient imprévisibles, leurs passes, nombreuses et inattendues, leurs lancers au but, rares, mais efficaces. Percer leur défensive était une tâche d’autant plus ardue qu’après avoir accompli cet exploit, il fallait affronter Vladislav Tretiak. «Mon rôle, soutenait le gardien de but, c’est de défaire les plans des adversaires.» L’homme était en effet aussi impénétrable que Stalingrad. J’adorais Tretiak. Avant chaque match, pendant la période d’échauffement, j’observais ses mollets musclés, qui me paraissaient gigantesques et qui pourtant animaient des jambes d’une agilité redoutable. Un prodige. Le hockey moderne est né à Montréal, au croisement des cultures irlandaise, anglaise et canadienne-française, lesquelles en ont fait un jeu rude, rapide et assez simple dans son exécution. Les Russes ont décoincé ce sport. Leurs joueurs n’avaient rien à voir avec les automates totalitaires que concevaient nos hantises délirantes et nos peurs apocalyptiques.

C’est Staline qui a ordonné la création ex nihilo des ligues de hockey en URSS. Il croyait que les exploits sportifs prouveraient à la face du monde la supériorité de son système autoritaire. À ses yeux, le sport n’était que le prolongement d’une politique de puissance, une émanation de la guerre. Le hockey soviétique est néanmoins venu au monde dans une tout autre disposition d’esprit. Il est le produit de l’imagination débordante de deux personnalités excentriques: Anatoli Tarassov, grand entraîneur, et Vsevolod Bobrov, premier joueur vedette russe. La créativité de Tarassov était sans bornes. Cet homme replet, souriant, plutôt débonnaire, mais parfois impulsif et colérique, voulait que ses joueurs pensent et dansent sur la glace. Ses entraînements sortaient de l’ordinaire. Ils s’inspiraient des ballets du Bolchoï, des échecs, du patinage artistique. Tarassov disait aux patineurs que leurs mouvements de jambes devaient rappeler ceux du boogie-woogie. Rien à voir avec les mâles vertus de l’armée. Le hockey soviétique était une forme d’art. C’est ce que j’admirais dans le jeu des hockeyeurs russes. C’est aussi ce qui m’obsédait quand je le pratiquais moi-même à la mesure de mon très modeste talent: la beauté du geste, la grâce des mouvements, la vivacité des interactions.

Lorsque, à la surprise générale, les Américains ont battu les Soviétiques aux Jeux olympiques de Lake Placid en 1980, leur entraîneur a confié au président Reagan, qui lui avait téléphoné pour le féliciter: «Voilà qui prouve la supériorité de notre mode de vie.» À chaque gain de l’Armée rouge sur les joueurs de la ligue nationale, la Pravda vantait à coup sûr les mérites du matérialisme historique et de la dictature du prolétariat. Curieuse époque que celle où tout devait se décider entre la grisaille d’un appareil politique qui gavait ses citoyens d’idéaux abstraits, et une société de consommation qui émancipait les personnes par la frivolité qu’elle lui faisait miroiter. Quant à moi, jeune adolescent mêlé à la foule qui occupait les gradins du Colisée de Québec, conscient que les têtes nucléaires de l’URSS menaçaient mon monde, admiratif des joueurs de l’Armée rouge, j’apprenais une autre leçon. Je me persuadais que la propagande n’est jamais qu’une misérable simplification de la vie.

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À l’hiver 2022, lorsque les troupes de Vladimir Poutine ont envahi l’Ukraine, l’Occident s’est retrouvé à nouveau à l’orée de la guerre, à son grand désarroi. «Assistons-nous au retour de la guerre froide?», titraient les médias. On s’est remis à compter les ogives nucléaires, dont on avait doucement oublié l’existence, et on a redécouvert avec effroi que leur nombre dépasse l’entendement. Marchons-nous vers l’abîme? Les démocraties libérales se sont rangées derrière l’Ukraine, pays en état de légitime défense. Une réaction, somme toute, cohérente. Mais voilà que tout un chacun s’est subitement senti investi du devoir de sanctionner un Russe, quel qu’il soit. Partisanerie oblige. À Montréal, on a annulé les concerts d’un pianiste, des universitaires ont été exclus des colloques, des organismes de financement ont annoncé, le torse bombé de vertu, qu’ils ne subventionneraient plus les événements des artistes russes. Au Québec, un jeune joueur de hockey, qui avait commis l’affront de naître dans le pays gouverné par Poutine, s’est fait invectiver sur une patinoire. La belle affaire que ce patriotisme de taverne. Une forme de lâcheté, si vous voulez mon avis. À quoi bon couper les liens avec ceux et celles qui, un jour, pourraient être les artisans de la paix?

George Orwell, qui a longuement réfléchi aux questions de la guerre et de la propagande, soutenait que «ce n’est pas en tirant sur un ennemi que vous lui faites le plus grand tort. [C’est] en le haïssant, en répandant des mensonges sur lui et en élevant les enfants pour qu’ils croient à ces mensonges, en réclamant des conditions de paix iniques qui rendent d’autres guerres inévitables [car] alors vous frappez non pas une génération, mais l’humanité elle-même1». Il est des situations conflictuelles, précisait-il, non sans malice envers les pacifistes, où l’on «ne peut manifester ses sentiments fraternels qu’en tuant [son ennemi], ou du moins en essayant 2». La guerre devient alors une tâche qu’il faut accomplir, sans passion ni détestation.

Le jeune admirateur de Tretiak que j’étais a appris qu’on ne perd rien à admirer ceux que les circonstances transforment en adversaires. J’ai toujours aimé les Russes. Je n’ai jamais mis les pieds dans ce pays, je n’en parle pas la langue, je les connais peu, au fond, et cet amour qui prend racine dans le sport n’est sans doute que le fruit de mon imagination. Il tient à des vétilles, comme de constater que les écarts de températures à Moscou et à Montréal sont les mêmes, que l’hiver, là-bas comme chez nous, marque l’histoire et l’identité. Il tient à leur littérature, aussi. Et puis, peut-on vraiment haïr un peuple dont l’armée possède un club de hockey où les joueurs dansent le boogie-woogie sur glace?

 


Mark Fortier est sociologue. Il a pratiqué un temps le métier de journaliste, puis donné des cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université Laval. Il est aujourd’hui éditeur chez Lux. Il est l’auteur de Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté et, avec Serge Bouchard, de Du diesel dans les veines, essai qui a reçu le Prix littéraire du Gouverneur général en 2021 ainsi que le prix Pierre-Vadeboncoeur. Il a décidé de devenir chroniqueur à LQ pour s’assurer une retraite dorée, calcul qui a provoqué l’hilarité de ses enfants..

  • 1. George Orwell, Essais, articles, lettres, volumeiii (1943-1945), traduit de l’anglais par Anne Krief et Jaime Semprun, Paris, Ivrea, 1998.
  • 2. Ibid.
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