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Les fast-thinkers et nous

Éditorial
Thématique·s

«Ça prend cinq minutes, écrire n’importe quoi pour faire des clics en surfant sur le ressentiment, sur la haine. Ce n’est pas pour rien que c’est ça qui occupe le terrain. Parce que leur répondre pour défaire leur n’importe quoi, ou simplement en évitant d’écrire n’importe quoi, demande beaucoup plus de temps, d’espace. Et des canaux de diffusion que nous n’avons pas.»

C’était un beau moment: le sociologue et écrivain Éric Fassin et moi discutions avant de nous rendre à la librairie Petite Égypte. Nous allions, après l’apéro, y parler antiracisme, solidarité, littérature, politique… Nous étions sur une terrasse tout ce qu’il y a de plus parisien, dans une rue piétonne: chaises en rotin, nappes rouges, braseros (c’était la mi-novembre), trop de monde dans trop peu d’espace, bol de chips apporté par un serveur tout de noir vêtu et portant un long tablier blanc, verre de vin pour moi, bière pression pour lui. Éric m’avait dit à peu près ces mots qui, comme souvent, nommaient précisément ce que je ressentais confusément.

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Dans son dernier ouvrage, Sébastien Fontelle les appelle les «empoisonneurs» (Lux, 2020). D’autres parlent de «pyromanes». Omniprésentes dans les médias écrits, audiovisuels et «sociaux», ces personnes tiennent des discours dont on peut dire qu’ils carburent à la haine, à la hargne, au ressentiment et que, du même coup, elles les propagent. On est parfois tenté·es de se demander, incrédules, si c’est même sincère, si leur haine, leur hargne, leur ressentiment sont véritables. Si l’idée n’est pas tant de dire au public ce que l’on pense vraiment, que de le nourrir de ce qui le provoque et vous vaut d’être vu·e, lu·e, entendu·e, tout le temps, partout. Bref, d’être l’objet d’une attention maladive, tantôt inquiète et indignée, tantôt enthousiaste et fascinée.

Tout ça me fait penser à un ouvrage de Pierre Bourdieu: Sur la télévision (Raisons d’agir, 1997). Il y parlait de l’intrusion, sur les ondes télévisuelles, de ces habitués qu’il appelait les fast-thinkers:

Est-ce qu’on peut penser dans la vitesse? Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à une vitesse accélérée, ne se condamne pas à n’avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre? Il faut en effet se demander pourquoi ils sont capables de répondre à ces conditions tout à fait particulières, pourquoi ils arrivent à penser dans des conditions où personne ne pense plus.

Penser plus vite que son ombre, oui… mais aussi, mais surtout, être vu·e en train de penser?

Et si la raison profonde derrière tout ça, au moins autant que la haine, la hargne, le ressentiment, c’était la promotion de soi? Ça expliquerait, en tout cas, ce refrain seriné, tout le temps, partout, par les fast-thinkers d’aujourd’hui: On ne peut plus rien dire! Ça expliquerait aussi le côté outrancier des discours, leur abondance et leur vitesse, qui nous donnent l’impression d’être submergé·es.

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Éric Fassin a raison lorsque, dans Populisme: le grand ressentiment (Textuel, 2017), il dit qu’on «ne pourra pas transformer le ressentiment en révolte, ni la rancœur en indignation». La révolte et l’indignation, explique-t-il, sont des affects qui nourrissent les forces vives en nous, celles qui peuvent provoquer un changement dans une situation qui nous est devenue insupportable. Le ressentiment et la rancœur, eux, se vivent dans l’immobilité et la frustration. C’est pour cela qu’il est si simple de les alimenter et de les entretenir: le ressentiment et la rancœur ont le pouvoir d’emprisonner, comme on charme un serpent; de gainer la douleur, d’hypnotiser la pensée, de téléguider l’attention. L’esprit de celui ou celle qui souffre est captif de ceux et celles à qui cela rapporte, qu’on achète leurs journaux, qu’on regarde leurs chaînes télé et qu’on fasse des salves de commentaires dans le vide, sans jamais sortir de chez soi pour exiger autre chose, comme une vie meilleure.

Éric me disait aussi, ce soir parisien de novembre: «Nous ne faisons pas le poids. Il faut trouver autre chose qu’être dans la réplique. Il faut inventer quelque chose qui nous appartienne. Comment? Je n’ai pas encore la réponse.»

Moi: «Moi non plus. Nous ne travaillons pas sur le même plan. Il n’y a rien à faire.»

Rien, sauf peut-être continuer, ici dans cette revue et dans celles de nos collègues, dans nos livres, dans nos spectacles, nos films et toutes nos œuvres patiemment ourdies, à chercher, à penser, à inventer, ensemble et les un·es à côté des autres, selon nos propres termes et principes, selon notre propre rapport au sens et notre propre rapport au temps. Notre rapport au temps qui, en effet, n’est pas le même.

Je le revendique. Je persiste et signe. Je suis une slow-thinkeuse, et je l’assume.

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