Aller au contenu principal

Les détours de la postérité

Les détours de la postérité

Des séances de spiritisme de Victor Hugo aux problèmes cognitifs d’une vieille dame, le spectre est large dans le nouveau Nicol, qui se déguste avec beaucoup de contentement.

Roman

Des séances de spiritisme de Victor Hugo aux problèmes cognitifs d’une vieille dame, le spectre est large dans le nouveau Nicol, qui se déguste avec beaucoup de contentement.

Patrick Nicol nous a habitués à ce personnage d’antihéros flegmatique menant une existence monotone. Dans Les manifestations, celui-ci est toujours présent et répond au nom de Paul Desrosiers, quoiqu’en plusieurs occasions, il choisisse plutôt de ne pas répondre. Moins par désinvolture, encore moins par mauvaise foi, que parce qu’il ne trouve simplement rien à dire. On pourrait croire à de l’indifférence chez lui, mais ce n’est pas ça non plus. Il est déconcerté devant ce que la vie lui réserve — ou ne lui réserve pas, plutôt. Paul travaille à la Société d’histoire et de généalogie de Sherbrooke et cohabite avec Sarah, son ex-conjointe, et leur fille Ophélie. La première reconquiert sa liberté en prenant un amant, tandis que la seconde est atteinte d’une étrange hypocondrie. La mère de Paul, quant à elle, vit en résidence et son esprit vacille de plus en plus.

En parallèle, on assiste, plus d’un siècle et demi plus tôt, aux dialogues avec les esprits que Victor Hugo, en exil sur l’île de Jersey, mène par l’entremise d’une table tournante. Ainsi l’écrivain converse tour à tour avec l’Idée, la Tragédie et la Mort et considère l’immortalité de l’âme comme tout à fait possible. Marcel Duchamp, pour sa part, atteint la postérité parce qu’en 1914, à New York, il décrète qu’un urinoir posé à l’envers peut faire office d’œuvre d’art. Dans les années 1920, en France, André Breton et ses amis s’aventurent dans le surréalisme et tentent de rendre l’esprit à sa totale liberté. À travers les époques, les situations et les différents personnages, Nicol questionne ce qui détermine les croyances des uns et des autres et ce que pèse la valeur d’une vie.

Dans les coulisses

Par le truchement de Paul, qui, en apparence, incarne une sorte de neutralité, le lecteur visite ce qui pourrait être appelé l’arrière-boutique. Parce qu’il cherche sa «mythologie personnelle», Paul explore l’origine des bâtiments et va à la rencontre de ceux qui les ont fréquentés. En découvrant à quoi s’occupaient les gens qui l’ont précédé, il espère trouver une voie à suivre, surtout depuis que la matriarche n’est plus en mesure d’assurer la transmission: «Paul ne cesse d’observer sa mère, rabougrie comme une feuille froissée, une boule de papier qu’on voudrait déplier, lisser de la main dans l’espoir d’y lire un message.»

Dans cet enchevêtrement d’époques, de personnages et de situations où est toujours distillée une discrète ironie, les liens se tissent naturellement, même si le lecteur ne sait pas toujours où tout cela va mener. Ces événements amalgamés représentent la construction de nos vies, qui ne sont pas constituées de blocs monolithiques, mais d’histoires mouvantes qui vont et viennent selon les découvertes et les interprétations qu’on y appose. Les œuvres de Duchamp ont changé le cours de l’histoire de l’art à cause du discours qu’elles véhiculaient, de la démarche et de l’intention de l’artiste, de la perception des autres sur son travail.

Tout à coup, la face du monde s’est irrémédiablement transformée. Les autres artistes ne pouvaient plus aborder la création de la même façon dès lors que Duchamp avait présenté à l’univers son urinoir renversé. Un détail entouré de mille hasards a ainsi transfiguré le monde de l’art, d’autant plus que l’idée de l’œuvre serait d’une autre artiste et que Duchamp, au final, se la serait appropriée. Sous le vernis de l’Histoire avec un grand H se dresse une fourmilière de circonstances.

Entrer dans la lumière

Paul s’interroge sur la survivance d’un souvenir précis de sa mère, dont la mémoire défaille. Il se demande quelle est la raison de cette remémoration, qui remonte systématiquement à la surface, en faisant entrevoir en filigrane d’autres questions, comme ce qui nous détermine, nous fait agir; il veut savoir ce qui reste à la fin d’une vie. Jusqu’à parfois ne plus y trouver de sens: «Toute éventualité lui semble ridicule, toute activité ne serait qu’un substitut, l’ombre imparfaite d’un geste idéal posé dans une autre dimension par un homme résolu.» Les réflexions de Nicol convergent vers le souhait tout humain de sortir de la banalité et de s’inscrire dans la particularité, de participer significativement à la marche du monde.

C’est avec une habileté particulière que l’écrivain, dans son onzième livre, entrelace les récits et nous conduit vers les pôles de la vanité et de la modestie, de ce qui deviendra légende ou sera relégué aux oubliettes. Il dirige avec bienveillance l’attention du lecteur vers les replis d’un homme en proie au doute et confronté aux pertes, comme s’il voulait lui donner son heure de gloire: «Ma vie est un effondrement, une impuissance acquise.» Une vie qui, lorsqu’on en accepte les vacuités, nous apparaît peut-être un peu moins futile. ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Patrick Nicol
Montréal, Le Quartanier
2019, 448 p., 28.95 $