Aller au contenu principal

Les criminelles

L'échappée du temps
Thématique·s

En 1905, en visite à la prison de Montréal, un observateur anonyme note une promiscuité trop grande de prisonniers de types pourtant fort différents. Peu importent les crimes commis par chacun, tous atterrissent dans le même panier, déplore-t-il. Avec pour résultat que, lorsque les prisonniers recouvrent leur liberté, ils sont surtout unis par le partage de cette triste expérience qu’a été le fait de macérer ensemble dans des conditions communes déplorables. «Cette promiscuité […] est le grand défaut de nos prisons. Au lieu de corriger, elles gâtent et la sentence prend de plus en plus l’aspect d’une vengeance au lieu de rester ce qu’elle doit être, une punition», écrit-il.

De la même façon, Victor Hugo considérait que les prisons devaient être tenues pour des écoles du crime. Il aurait pu ajouter qu’elles permettent aux sociétés de s’exonérer de leurs responsabilités à l’égard du triste sort de quantités de malheureux promis dès lors à s’enfoncer encore plus profondément dans les ornières de leurs misères.

*

Les témoignages de la vie en prison provoquent des frissons qui se donnent la main au-delà du temps. Entre Les souvenirs de prison, de Jules Fournier en 1910, et Sorti de prison, cette transcription d’une entrevue d’un prisonnier du pénitencier Saint-Vincent-de-Paul, accordée à Fernand Séguin en 1966, il existe par exemple d’étonnantes proximités. À commencer par le sentiment puissant, chez le lecteur ou la lectrice, que l’individu placé derrière les barreaux se trouve dans un monde de fous, tel un somnambule soumis à l’arbitraire, sans guère de possibilité de se refaire.

Au sein du monde carcéral, la condition des femmes est depuis longtemps particulière. Chez Lombroso et Ferrero, les pères fondateurs de la criminologie positiviste, la femme est ordinairement perçue comme étant inoffensive par nature. Une perspective bien sexiste, énoncée et défendue au nom de la science. Autrement dit, la femme qui finit derrière les barreaux est jugée doublement coupable. Coupable d’abord parce qu’elle a commis une faute en regard des règles sociales; coupable, ensuite, parce qu’elle a trahi «sa condition naturelle» de femme.

Aussi les femmes ne sont-elles pas incarcérées au même titre que les hommes. On les place dans des «asiles», au sens de «refuges», un autre vocable employé plus volontiers que «prison». À l’instar des délinquants mineurs, il y a, pour les femmes emprisonnées, l’idée d’une prise en charge d’êtres déresponsabilisés, des êtres qu’il faut encadrer au nom de la morale afin de les remettre sur le droit chemin.

Les religieuses responsables des prisons pour femmes en appellent à la rééducation de leurs pensionnaires. Elles les encadrent, au nom des pouvoirs qui leur sont confiés, selon des préceptes religieux. L’accent est ainsi mis avant tout sur la nécessité de réformes d’ordre moral. Quant aux hommes, c’est plutôt le travail forcé et ses déclinaisons en matière de punition qui sont au cœur de leur vie carcérale.

*

Au Québec, dans la décennie 1850-1860, la moitié des femmes sont en prison à leur propre demande. Les services sociaux n’existent pas. L’État n’est encore qu’un vague brouillon où se dessinent les traits de l’Église. Les chiffres des arrestations montrent qu’on place souvent des femmes derrière les barreaux au motif de les protéger de leurs malheurs en société. Une femme qui gèle la nuit en hiver, faute d’un toit, est embarquée pour la prison. Vers 1867, alors que la classe politique conservatrice chante à l’unisson la grandeur de la Confédération canadienne, des femmes, en l’absence d’autres mesures sociales, peuvent être incarcérées jusqu’à cinquante fois au cours de leur vie. Elles entrent et sortent presque au gré des saisons, selon le cycle des misères hebdomadaires. Elles sont arrêtées surtout pour des affaires liées au vagabondage, à la prostitution, à l’ivresse publique.

La condition des femmes en prison a-t-elle tellement changé? En parlant de l’ancien pénitencier fédéral Leclerc à Laval, lequel a été transformé en vitesse, ces dernières années, en un centre de détention pour femmes malgré son caractère vétuste, l’ex-détenue Louise Henry s’insurge, au même titre que plusieurs groupes qui gardent un œil sur le sort fait aux prisonnières. «Aucune femme ne peut vivre dans cet enfer pendant longtemps sans devenir folle», écrit-elle dans Délivrez-nous de la prison Leclerc!

Le livre de cette ex-détenue aurait aussi bien pu s’intituler, tout simplement, Délivrez-nous de la prison. Car comme l’indique en introduction Lucie Lemonde, professeure en sciences juridiques: «il est temps de voir la prison pour ce qu’elle est, c’est-à-dire tout sauf une solution».

Les manières de faire n’ont pourtant guère changé ces dernières années. Une cellule de trois mètres sur sept, avec une toilette dans un coin, pour loger une douzaine de détenues? Oui, cela existe, rappelle Louise Henry. Les fouilles à nu sur les femmes sont régulières, comme l’indiquent plusieurs rapports qui les dénoncent. La majorité des prisonnières ont subi, au cours de leur vie, des violences sexuelles, physiques ou psychologiques. «Ces fouilles sont souvent vécues comme une agression et une humiliation supplémentaires», précise Lucie Lemonde dans le texte qui sert de présentation à Délivrez-nous de la prison Leclerc!

En ces lieux d’où souvent rien ne filtre, les automutilations répétées et les tentatives de suicide sont évaluées à une trentaine par an. Les communications téléphoniques vers l’extérieur sont plus que limitées. Ces dernières années, les visites sont souvent suspendues, faute de personnel ou, plus récemment, à cause de la covid. À l’heure de sortir, il aura été impossible à ces femmes, privées d’accompagnement, de planifier une autre façon de vivre. Le système se concentre sur la peine à purger. Ensuite, advienne que pourra. Souvent, c’est le pire qui revient, là où on l’a laissé en entrant en prison.

*

La société a-t-elle besoin de descendre si bas, se demande Louise Henry, pour se protéger de femmes condamnées en raison de fautes souvent mineures? Oui, à en croire Geneviève Guilbault, la ministre de la Sécurité publique et vice-première ministre caquiste. À l’Assemblée nationale, à la suite de la lecture en chambre d’une lettre de sœur Marguerite Rivard qui dénonçait les conditions faites aux femmes en prison, la ministre Guilbault a affirmé que «c’est normal que la détention soit difficile».

Sœur Rivard a vécu cloîtrée pendant trente-six ans, au nom d’une spiritualité franciscaine qui exige une totale pauvreté. Quand elle a voulu sortir de là, ce n’était pas pour mettre sa foi de côté. Cette foi, d’ailleurs conditionnée en bonne partie par l’univers de son enfance, est intrinsèquement attachée aux fibres de sa vie. La religieuse a souhaité, dans un retour sur elle-même, sur sa condition de cloîtrée, se rendre utile dans les prisons. Elle y travaille à titre de bénévole depuis les années 1980. Des centaines de prisonnières ont trouvé auprès d’elle une écoute attentive, sans aucun équivalent, comme l’ont affirmé nombre d’entre elles après coup. Louise Henry la cite aussi: «En incarcérant les femmes, indique Marguerite Rivard, on pense protéger la société et, pourtant, ce faisant, on vient réduire leurs chances de vraiment faire partie de la communauté.»

À près de quatre-vingt-dix ans, sœur Rivard se raconte dans des entretiens avec Mathieu Lavigne. Ce livre est passé plus ou moins inaperçu, bien qu’il éclaire un angle mort de notre société. Il y a là, au-delà des bondieuseries, un très riche témoignage quant à la condition faite aux femmes en prison au début du XXIe siècle. C’est grâce à sœur Rivard en tout cas que, pendant des années, des informations sur les conditions réelles des prisons ont pu commencer à filtrer dans les médias.

Pour des gestes somme toute minimes, le vol à l’étalage par exemple, la prison vient déstructurer davantage la vie de personnes qui demanderaient à être envisagées sous un autre angle. En comparaison avec le vol à l’étalage, fait remarquer sœur Rivard, «l’évasion fiscale par de riches milliardaires et par des multinationales a un impact beaucoup plus grand et reste pourtant peu punie»! Bien sûr, il y a des cas autrement plus terribles. Marguerite Rivard parle ainsi de femmes qui ont commis des meurtres. D’une femme qui a tué ses enfants, que faut-il penser quand les perspectives sont élargies au-delà du bout de son nez?

Ce sont les accumulations de lourdes carences au chapitre des protections sociales qui entraînent un développement de la population carcérale, soutient sœur Rivard. A-t-elle entièrement raison? Son expérience montre que la prison, en tout cas, ne corrige pas des dérèglements engendrés par des abus de toutes sortes. Les femmes, dit-elle, «ont besoin d’une approche plus humaine, moins axée sur la sécurité et plus chaleureuse, la plupart d’entre elles ayant été profondément blessées» par la vie.

Regarder du côté des prisons, c’est plonger au fond des entrailles des sociétés qui les créent. Fermer les yeux
sur ce monde, c’est s’aveugler sur le monde entier. «Encore à ce jour, indique Marguerite Rivard, et malgré quelques améliorations, les vrais changements de structure sont encore à venir.»

Marguerite Rivard et Mathieu Lavigne
Une fleur derrière les barreaux
Montréal, Novalis
2022, 223 p.
29,95$
Louise Henry
Délivrez-nous de la prison Leclerc!
Montréal, Écosociété, 2022, 132 p.
20$

 


Jean-François Nadeau est chroniqueur au quotidien Le Devoir et historien. Il a publié plusieurs livres, dont Un peu de sang avant la guerre (2013), Les radicaux libres (2016) et Sale temps (2022) chez Luxéditeur.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF