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Les baptêmes

Poète consacrée, Martine Audet n’a plus à prouver sa pertinence dans le paysage littéraire québécois. Avec La société des cendres, elle donne à lire un recueil d’une rare qualité.

Thématique·s
Poésie

Poète consacrée, Martine Audet n’a plus à prouver sa pertinence dans le paysage littéraire québécois. Avec La société des cendres, elle donne à lire un recueil d’une rare qualité.

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Je me rappelle clairement la première fois que j’ai parcouru un livre de Martine Audet. Les poèmes étaient fuyants, je ne parvenais pas à cerner les objets, les images, les vers. Tout me glissait entre les doigts, c’était enrageant. Encouragé par un collègue, cent fois sur le métier j’ai remis ma lecture, tournant et retournant le texte en tous sens, mais toujours j’en ressortais les mains vides. Parfois, dans un parcours de lecteur de poésie, il faut se rendre compte qu’il est nécessaire d’habiter sa subjectivité. Certaines propositions nous parlent, d’autres non. J’avais donc accepté que Martine Audet, ce n’était pas pour moi. Jusqu’à ce que, quelques mois plus tard, j’assiste à une performance de la poète. Dans une salle silencieuse, Audet, fragile, s’avance au micro. Sa voix, caverneuse, épouse ses écrits — ceux-là mêmes avec lesquels je m’étais battu des soirs entiers! — et ceux-ci se déposent en moi, soudainement, sous un éclairage nouveau. Personne ne m’a mis la tête sous l’eau ni ne m’a giflé le visage, ni baptême ni confirmation. Mais je demeure toujours avec cette impression forte d’être entré dans la poésie de Martine Audet comme on entre en religion: par une fascination de l’intangible et pour la beauté du temple.

De l’utilité du silence

Sans être une affaire d’initiés, la proposition dense d’Audet se doit d’être domestiquée: les vers sont ciselés, tiennent parfois en un mot, le découpage est clinique. C’est que la poète peaufine maintenant depuis plusieurs années la mise en espace du texte, elle est maître des silences, ceux qui occupent la page, ceux qui font respirer la pensée, comme pour tenter de répondre à sa question: «Comment fixer/le plein bruit/du poème?» À aucun moment, à la lecture de La société des cendres, je ne me suis demandé à quoi servait tel saut de ligne ou tel autre retour de chariot, tout se dépose, tombe en place:

Ai-je arraché des arbres
à la lumière?

Ai-je souhaité ma mort?
Chaque fois

la chambre
veut les questions
du sexe
Un devoir
de s’y attaquer

Ni prophète, ni, encore moins, gourou, Martine Audet ne martèle aucune vérité: le poème n’est pas un lieu de sermon. Les choses sont ici incertaines, souvent le texte interroge et laisse le silence en guise de réponse: «Un manque d’étoiles/est-ce une adoration?» Ou, un peu plus tôt: «À marcher dans le noir/qui pardonne?» Les sens sont pluriels, se formant et se transformant au gré du rythme — qui est celui de l’errance chez Audet: il y a chaque fois, au cœur du texte, un endroit pour prendre le temps du poème.

Une forêt, un jury

L’immense et l’intime sont conjointement mis en scène; jamais le lecteur ne peut savoir si la forêt est dans la chambre à coucher ou si on dort à la belle étoile, «[p]armi les ombres/qu’un jour immense/a liées». Le «je» de la poète est indéfectible et personnel, parfois tourmenté, et il lui arrive de développer des sentences: «Je suis les détails/d’un sentiment».

Des lames entières succède à La société des cendres, mais il est difficile de les prendre séparément, tellement les chambres d’écho créées par la poète sont cohérentes et maîtrisées. Seule la forme — une écriture en prose plus présente — se distingue de la suite précédente.

Ainsi.
Pour le fait mien. Le fait os, faute ou greffe.

Un récit en son reflet. Derrière l’arbre et dans
le nombre. Un sens opposé puis le même. Un
visage où l’on s’étonne, où des caresses éveillent
d’intenses indifférences.

On entre dans la poésie de Martine Audet comme on entre en religion: ouvert à l’indicible. J’ai parcouru le recueil en réalisant à quel point, de poème en poème, l’autrice a une foi inébranlable envers ses lecteurs, une confiance aveugle, et magnifique. C’est qu’une grande partie du sens et de l’effet poétique se trouve entre les vers, sous les mots. Un tel respect de sa part est précieux, et c’est peut-être surtout grâce à cela qu’elle édifie de livre en livre une entreprise littéraire qui, je l’affirme sans crainte, fera date. Cette confiance envers le poème, mais surtout l’indépendance de ses textes font des écrits de Martine Audet une œuvre aussi singulière qu’impérative. Dans sa concision élégante, La société des cendres existe, et vous n’avez aucune raison de ne pas en être. ♦

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Martine Audet
Montréal, Le Noroît
2019, 132 p., 23.00 $