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Les affres de la vénération

Les affres de la vénération

Plomb est le récit âpre et corrodant d’une obsession maligne qui nous confisque notre droit à nager dans des eaux calmes et apaisantes.

Roman

Plomb est le récit âpre et corrodant d’une obsession maligne qui nous confisque notre droit à nager dans des eaux calmes et apaisantes.

Malheur aux iconoclastes qui empoigneraient ce livre avec la ferme intention de faire tomber encore plus d’idoles, de pourfendre d’adipeux veaux d’or abscons qui brouillent l’accès à la performativité du sens commun. Le premier roman de Félix Villeneuve est le genre de texte que nous désirerons désespérément déserter, tant il nous précipite dans un silo d’aspirations malveillantes et de logorrhées ineptes que, d’ordinaire, nous évitons comme le Allô police. Or, nous résistons à cette tentation car le jeune auteur a le don incongru de nous extirper de nos contrées coutumières en nous imposant une narration et une geste existentielle révoltante qui, en fin de compte, se dénoue avec une maîtrise insoupçonnée et un emprunt opportun à la tradition du réalisme magique.

Un antihéros et son hubris

Carl incarne l’archétype de l’antihéros provocateur, revanchard, tire-au-flanc, ingrat, incapable de distinguer ses tourments physiques — «dos mal vissé et constitution molle» — de ses névroses pérennes. Impitoyable envers sa compagne qu’il appelle l’Autre, femme-infirmière qui lui a pourtant sauvé la mise, biberonnant son hubris, nanti de la vigueur d’un soldat de Sparte, Carl exècre sa vie de perdant et nihilise à qui mieux mieux son entourage. Sa blonde incarnant la cible de ses attaques les plus virulentes:

[S]on insignifiance se reflétait dans son effacement le plus total devant chacun de mes caprices. Je pense que c’est bien la seule chose que j’appréciais d’elle. Son habileté à disparaître. Comme le compost dans une plate-bande. Faire son travail, puis disparaître.

L’affreux s’est construit un Temple à la gloire de la superstar et actrice Myriam Aaron qu’il vénère de manière obscène et pugnace, tellement qu’il commence à l’apercevoir pour de vrai, spectre sirupeux et abject qui l’encourage à conquérir vilement la véritable Myriam, comme si ce n’était qu’une simple affaire de stratégie et de hardiesse personnelle. Il suffirait de débusquer la vedette, de déjouer ses écrans protecteurs, de s’approcher d’elle pour que la convoitée s’abandonne à lui. Une lubie fantasmatique qui possède Carl et le convertit en disgracieux poursuiveur. Carl rédige une missive au contenu sans équivoque, que l’équipe de communication de Myriam désamorce à l’aide d’une répartie parfaitement standardisée. Courroucé, voire enragé, il décide de prendre les grands moyens: il dupe et largue sa compagne objectifiée, subtilise le carnet téléphonique de son frère Eugène, tente sans succès de se faire passer pour un biographe compétent avant de conclure un marché avec le directeur d’un journal à potins qui lui fournit l’adresse et le numéro de chambre de la déesse moyennant des photos croustillantes et un article racoleur.

Chimère et indécence

En tant que lecteur, on désire de toutes nos forces que Carl se raisonne, quitte cette mission toxique, rejoigne la terra cognita de la décence. Ce qui s’avère agaçant, c’est l’idée que cette obsession semble ne reposer sur aucun fondement autre que la médiocrité ontologique de Carl. Or, évidemment, il n’en est rien. Les explications psychanalytiques interviennent trop tard dans le roman. L’épilogue est en quelque sorte surchargé. Est-ce intentionnel? Le travail éditorial aurait-il été lacunaire à cet égard? On est en droit de se poser ces questions. Toujours est-il que sa chimère l’oblige même à tuer un expert paparazzi, lui commande de passer à côté d’une relation réjouissante avec Simone, jeune femme poète «la plus merveilleusement belle que j’avais rencontrée de toute ma vie», qu’il croise dans un café new-yorkais après avoir bousillé sa première opportunité de dialoguer avec la belle actrice. Il va finir par instrumentaliser la douce Simone pour avoir son moment avec la star pendant lequel il pourra «envoy[er] se sublimer le temps». L’écriture de l’auteur se fait ici très belle, comme s’il avait réservé pour la fin l’essentiel de sa grâce:

Immobile au milieu de l’averse, mes vêtements semblaient absorber l’atmosphère, alourdir mes épaules et créer un acouphène de gouttelettes frappant le pavillon de mes oreilles. Mes ailes suintaient; je pouvais suivre la longue traînée de plomb depuis la porte close.

Plomb souffre parfois de formulations bancales et de phrasés archiconvenus, mais compense cette faiblesse par une courbe narrative sans compromis traduisant à merveille le fonctionnement du jugement dans nos sociétés atomisées et dépassées par l’intrication des problématiques humaines. On se surprend à calomnier Carl à priori, alors que l’on apprend, peut-être trop tard, malheureusement, les déclencheurs d’une santé mentale précaire. «L’irréel, l’impalpable s’arrogeaient mon univers.» La fin est splendidement mystérieuse et confirme que Félix Villeneuve est un auteur voué à un brillant avenir. En revanche, son roman aurait gagné en puissance et en originalité si la dimension fantastique du récit, au sens défini par Todorov, avait été assumée davantage. S’il espère traduire métaphoriquement les tourments d’un antihéros, l’auteur qui s’y essaye doit disposer d’un arsenal littéraire vaste, opulent et quasi irréprochable…♦

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Félix Villeneuve
Montréal, Stanké
2018, 200 p., 22.95 $