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L'envie, avec elles, de vivre grande

L'envie, avec elles, de vivre grande

Il ne s’agit pas de chercher ce qu’il reste en 2018 des dimanches de 1988, mais de continuer à inventer ce que suscite, en tout temps, l’envie de vivre grande.

Essai

Il ne s’agit pas de chercher ce qu’il reste en 2018 des dimanches de 1988, mais de continuer à inventer ce que suscite, en tout temps, l’envie de vivre grande.

1988-2018: On pourrait croire que sous ces dates gît le féminisme, mais non. Sortons nos langues et embrassons le cliché en répétant en chœur que le féminisme n’est pas mort. Jetons notre dévolu sur l’idée qu’il n’a jamais été aussi fort! Et que la réédition de La théorie, un dimanche, trente ans plus tard, n’est pas l’occasion de faire demi-tour en décortiquant ce qui y serait encore «actuel» parce que, vraiment, c’est du temps perdu. La réédition dit une chose, et cette chose est simple: Bersianik, Brossard, Cotnoir, Dupré, Scott et vous, Théoret, nous avons envie de vous lire.

Une pensée de la réunion

Dans une préface qui avoue son affection à ces femmes qui font du féminisme un lieu de littérature, Martine Delvaux écrit: «Il faut faire confiance à la pluralité, à notre diversité. Tout comme il faut faire confiance à ce qui est désorganisé, à ce qui se cherche, à tout ce qui fait, sans relâche, dans le paradoxe et le chaos, le féminisme.» Faire appel à Delvaux me semble être ici une manière pour les éditions du Remue-ménage de redire le geste subtil de la réunion qui est à l’origine même de La théorie, un dimanche. Une réunion qui ne serait pas celle des générations, mais de femmes qui portent ce qu’il y a de vibrant et de radical dans cette pensée, «qui privilégie la fréquentation des femmes par les femmes, les femmes hantées par d’autres femmes».

En 1988, elles ont un peu plus de quarante ans, Delvaux en a vingt et moi, je viens de naître. Dix-huit ans plus tard, j’étudie au cégep où Carole David, Élise Turcotte et Guylaine Massoutre enseignent, et je cherche désespérément un recueil introuvable, pour éviter de travailler sur l’un des dix livres écrits par des hommes que propose un enseignant infect qui se plaît à nous parler, chaque semaine, de la virilité des hommes de lettres. Ce recueil, que je finis par trouver dans la collection nationale de la Bibliothèque et archives nationales du Québec, s’intitule Nécessairement putain et est signé France Théoret, que je ne connais pas encore. Le titre me fait penser au récit de Nelly Arcan, que mes amies et moi adorons, et tout de suite, de cette première affection en naîtra une autre, plus forte encore, pour l’œuvre de Théoret.

«Certaines femmes qui m’ont précédée me fascinent», écrit Théoret dans La théorie, un dimanche, «ce que je sais d’elles fonde ma mémoire». Affirmant sa passion pour Simone de Beauvoir — «depuis la raison d’être de certains mots jusqu’à leur incarnation dans l’écriture» — et ce qui dans sa pensée «[l]’inclut et [la] dépasse tout à la fois», Théoret fait de la lecture des autres femmes une ligne de front pour l’action féministe. Si Delvaux écrit, en préface, qu’elle «aime savoir que nous avons des classiques féministes, des voix de femmes qui traversent notre temps et notre lieu à nous», j’aime que cet amour se traduise par la délicatesse des yeux qui lisent, des yeux qui cherchent, des mains qui s’agrippent aux livres quand les mots d’une autre tiennent en haleine. Par la générosité, aussi, qu’ont les éditrices d’offrir une seconde vie aux textes qui détonnent et qui ne font heureusement pas consensus.

Souscrire à la nécessité

Les questions qu’accompagne la réédition d’un ouvrage aussi chargé (d’histoire et d’enjeux politiques) et provocant (notamment à l’aune des problématiques identitaires et philosophiques queer) prouvent combien le féminisme est avant tout l’occasion de reprendre, de multiplier et d’enrichir les dialogues sans se complaire dans la nostalgie ni d’exiger des femmes qui écrivent qu’elles soient tout le temps parfaites. L’écriture est une manière de s’engager, de tester des limites. Elle n’est pas un rempart, et encore moins un bouclier. L’écriture encaisse autant qu’elle accuse les coups et ce que répète La théorie, un dimanche — malgré son organisation par chapitres bien distincts, signés individuellement — c’est qu’écrire, tout comme lire, requiert l’effort de se situer. Non d’atteindre un idéal.

Je ne sais plus ce qui fait d’un classique un classique, mais j’aime l’idée qu’avance Bersianik qu’on puisse cesser de voir la littérature (ou la critique) comme une science exacte puisque «[c]omme dans tous les codes, chacune des règles qu’elle se donne peut être contournée, détournée.» La théorie, un dimanche se présente sous le signe du partage, de la continuité et du devenir. Sans perdre de vue le passé (mais sans s’y accrocher non plus), elle est une invitation à regarder plus loin: du côté des femmes et des autres qui sont pour elles des alliés. «Parce que le féminisme est un lieu où les femmes découvrent enfin la joie d’exister au présent», La théorie, un dimanche, en tant que livre, permet de se balader d’hier à aujourd’hui; de s’amuser à inventer le futur. À y croire aussi. Il nous fait prendre la mesure de «l’honnêteté», de la «concentration», de la «critique» et du «risque» qui animent, à différents degrés, l’écriture féministe. Il invite à entendre, à ne pas oublier, ces «femmes de désir pour qui l’écriture est une nécessité». ♦

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Article au format PDF
Louky Bersianik, Nicole Brossard, Louise Cotnoir, Louise Dupré, Gail Scott, France Théoret
Montréal, Remue-Ménage
2018, 208 p., 21.95 $