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L'émule de monsieur le Professeur

L'émule de monsieur le Professeur

Dans Impromptu, livre caustique sur une Amérique en admiration devant une Europe toute-puissante, Catherine Mavrikakis, par l’entremise de la fiction, fait état du complexe du colonisé en ne ménageant ni la chèvre ni le chou.

Roman

Dans Impromptu, livre caustique sur une Amérique en admiration devant une Europe toute-puissante, Catherine Mavrikakis, par l’entremise de la fiction, fait état du complexe du colonisé en ne ménageant ni la chèvre ni le chou.

Le décor est installé au cœur du quartier Côte-des-Neiges, à Montréal, dans les années 1980, là où vibrionne une communauté d’étudiant·es universitaires qui se préparent, peu s’en faut, à représenter l’élite de demain. Se greffent aux apprenti·es érudit·es les enseignant·es, les maîtres pour ainsi dire, ceux et celles qui ont pavé la voie afin que les autres puissent s’éclairer à leurs lanternes. Dans le but d’illustrer ces rapports de force, deux protagonistes sont mis en scène, soit Caroline Akerman-Marchand, aspirante docteure ès lettres, et Karlheinz Mueller-Stahl, un Allemand qui se conforme à ses noms de famille, à sa culture, à son éducation – et à l’âme germanique, serait-on tenté d’ajouter, qui se distingue évidemment par sa grandeur. On le devine dès le départ: pour que la jeune femme ait une chance de se tailler une place, elle devra faire partie de la garde rapprochée de monsieur le Professeur de littérature romantique allemande, quitte à y laisser au passage un peu – et c’est ici un euphémisme – d’elle-même.

La tradition des grands hommes

La relation qui s’établit entre les personnages est essentiellement basée sur des discussions entretenues en dehors du campus, comme l’exige le professeur, et qui se déroulent à sens unique. L’homme détient la vérité, qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de remettre en question; la disciple consent d’une certaine façon à son infériorité en tout. Dès lors, elle déploie toutes ses énergies à devenir l’Allemande qu’elle n’est pas. Elle ne garde de son double nom que celui d’Akerman, transmis par la branche maternelle. Sa mère, pour qui l’Europe rappelle la guerre que ses propres parents ont fuie, n’entretient aucune affection pour ce continent responsable de morts innombrables, et n’éprouve, contrairement à sa fille, aucune attirance pour lui. «Mais, moi, moi, je ne pouvais oublier la langue que je n’avais pas apprise et l’Europe dont je rêvais sans jamais y avoir mis les pieds», explique la narratrice, en recherche d’identité. Ce qui n’a pas été vécu est toujours fantasmé; l’idéalisme a donc tout le loisir de déplier son imagination, conférant au rêve un net avantage sur le réel.

Le choix du sujet d’étude de Mueller-Stahl n’est pas anodin: le romantisme allemand fait la part belle à la nostalgie et à la recherche d’un paradis perdu, qui se traduisent chez le professeur par la répudiation de la modernité. La noblesse du cœur est aussi une caractéristique de ce courant, apparu à la fin du XVIIIe siècle, et qui a perduré jusqu’à la première moitié du XIXe siècle. L’intellectuel estime cette valeur, mais elle demeure, en ce qui le concerne, au stade du principe. Il ambitionne de créer une copie conforme de lui-même sans laisser de place à l’autre, par exemple lorsqu’il discrédite l’intérêt que son étudiante porte aux femmes du romantisme allemand. Dans son essai Ces hommes qui m’expliquent la vie (L’Olivier, 2018), l’autrice Rebecca Solnit l’exprime clairement: «Chaque femme sait de quoi je parle. De cette présomption qui rend les choses difficiles, parfois, pour toute femme, dans n’importe quel domaine; cette routine qui les empêche de parler et d’être entendues quand elles osent.» Le clivage entre la grande Europe et son Amérique succédanée apparaît également dans les genres: il renforce l’image de l’abus de pouvoir et du rapport fallacieux entre les deux parties. Caroline Akerman, affublée du syndrome de l’impostrice, minimise ses propos, quand elle ne les tait pas. Devant l’ascendant que le maître a sur elle, elle est conditionnée à se mésestimer et s’évertue à s’élever jusqu’à lui.

Briguer l’indépendance

Impromptu, qui prend parfois les allures d’un essai sur l’emprise d’un vieux pays sur une jeune nation, est traité par le biais de la fiction. Cette dernière permet à l’autrice de mettre en place les mailles de la toile qui se tisse insidieusement chez un esprit avide, et le mène à un quasi-renoncement de ses propres visées. Au-delà du thème des cultures qui s’opposent, le récit joue sur plusieurs niveaux et démontre le joug du mentor sur son sujet malléable. L’étudiante finit par prendre la mesure de cette dépossession, qui lui a tout de même coûté quelques années de libre-pensée. En tordant un peu la nature du genre, on pourrait qualifier ce livre de court roman d’apprentissage. À l’instar du héros ou de l’héroïne initié·e aux réalités de l’existence, Caroline Akerman traverse ses jeunes années avec une naïveté que le temps émousse. Les idéaux se transforment non pas nécessairement pour devenir des formes de déception: ils s’affirment davantage dans l’émancipation.

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Catherine Mavrikakis
Montréal, Héliotrope
2022, 72 p., 14.95 $