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Le vagabond lumineux

C’est le monde en furie, c’est la beauté qui fait mal: on ne peut absolument pas passer sous silence l’arrivée d’un Lalonde.

Thématique·s
Roman

C’est le monde en furie, c’est la beauté qui fait mal: on ne peut absolument pas passer sous silence l’arrivée d’un Lalonde.

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Robert Lalonde est l’écrivain d’un seul souffle. Il écrit comme s’il n’avait plus rien à perdre, il a les antennes du ressenti plus vibrantes que la moyenne, il en dit beaucoup, au risque d’exagérer, mais ce sera toujours mieux que d’être passé à côté de quelque chose. Que ce soit dans ses carnets, ses récits, son théâtre, ses nouvelles, ou ici dans un nouveau roman, partout il est atteint de cette même maladie, qui incendie son sujet et lui inocule le don de la passion plus-que-vive.

Jérémie, trentenaire à l’allure d’adolescent, est un fougueux malotru au puissant charisme. Irène, la soixante-dizaine bien entamée, pratique le métier d’actrice, bien que la mémoire s’en aille de plus en plus à vau-l’eau. Romain, quatre-vingt-un ans, ex-prof de philo, vient compléter le trio fait d’attirance, d’improbabilité, d’allégeance inconditionnelle. Le jeune homme, qui erre dans la ville, n’ayant pour demeure qu’un très humble gîte, fait la connaissance des «vieux» séparément; il rencontre la première dans la ruelle du théâtre où elle a l’habitude de griller une cigarette entre deux scènes, tandis qu’il tombe sur Romain à la sortie d’une église. L’homme, happé par l’aura indéterminée que dégage le jeune nomade, l’amène dans sa voiture. Ce n’est qu’un peu plus tard, par l’entremise de Jérémie, que Romain et Irène se croiseront, se lieront et assisteront ensemble aux allées et venues de ce vagabond lumineux, impuissants devant ses volatilisations spontanées et ses réapparitions tout aussi soudaines, mais ne pouvant s’empêcher d’être subjugués par sa force rageuse qui les aimante à lui.

L’artiste prodige

Avec le personnage de Jérémie, Lalonde met en scène la magnificence de certains êtres, qui semblent portés par quelque chose de plus grand qu’eux, à la fois affranchis, dotés d’une pensée qui ne s’impose aucune œillère, mais contraints, parce que sans cesse obligés de réprimer leurs fulgurances. Sorte de poète maudit, Jérémie est de la trempe des Kerouac et Cassady, voyou impénitent aux révélations mystiques, qui espère l’emporter au paradis.

C’est ma voix, comme son vol est à l’oiseau. Ma courte histoire commença radieuse puis se fit effroyable, mais elle est fatale et simple comme une antique tragédie sous les feux d’un soleil vieux comme l’univers.

Au fil du récit, on comprend les circonstances qui ont fait de Jérémie, être libre et inspiré du génie créateur, un cynique désabusé. Une enfance difficile et un terrible drame le feront s’enfuir de la maison familiale et endormir son mal à coup d’injections dans les veines. Il y perdra ses convictions, ses rêves et ses aspirations viscérales à la création. À l’instar des artistes aux destins foudroyants, tel un André Mathieu dont la trajectoire fut celle d’une comète brûlée, il appartient à un autre univers que le nôtre, en même temps qu’il en fait entièrement partie, saisissant des mystères que le commun des mortels au cœur moins pur ne voit pas passer. Avec ce genre de personnage, on est au cœur de l’univers de Lalonde, bien que ce livre ne soit pas le plus habile ni le plus convaincant à déployer les virtuosités de l’auteur.

Quant aux vieux, que Lalonde réussit à éloigner des clichés qui voudraient les voir dépourvus de désirs et réduits à un esprit obtus, ils retrouvent en Jérémie l’impétuosité de leur jeunesse, pas très éloignée de celle de leur vieillesse d’ailleurs, qui les amenait à refaire le monde et un peu plus. Au cours de la narration omnisciente, des phrases à la première personne viennent s’insérer naturellement, comme si Jérémie ne pouvait s’empêcher de répondre à l’urgence intérieure qui le tenaille.

Le ciel bas le nargue, les goélands se moquent de lui. La partie est depuis longtemps jouée et perdue. Dépourvu de tous mes moyens, j’inventerai tout de même le chaos et la ruine, mille souffrances, j’aurai le dernier mot.

Sans éléments de transition ou de repères typographiques, on laisse volontiers cette voix prendre le relais et nous palabrer entre autres ritournelles: «C’est comme ça et pas autrement.» Comme on se réjouit également des métaphores de l’auteur qui encore une fois ne peuvent se contenter d’être prosaïques. «Les enfants lui obéissent comme à saint François d’Assise les oiseaux.»

Des airs de polar

Plus l’histoire avance, plus elle prend les apparences d’une enquête qui mènera Romain et Irène à découvrir les secrets du gamin. Ce tournant est plus ou moins heureux puisqu’il fait perdre de la vraisemblance à l’histoire. On a du mal à imaginer les deux vieillards soudainement transformés en détectives opiniâtres. Cette deuxième partie est marquée par moins de solidité sur le plan des dialogues, qui accusent certaines maladresses et frôlent à quelques égards le mélodramatique. On aurait voulu que se poursuivent les envolées de Jérémie, né «d’une éclipse dans la fureur des hommes», plutôt que de partir à sa recherche. Même constat lorsqu’au dernier tiers, une nouvelle vient tout ébranler. Mais on a tendance à pardonner parce que l’intensité,
le «tout-prendre» de Lalonde résiste à bien des déceptions. ♦

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Robert Lalonde
Montréal, Boréal
2018, 208 p., 20.95 $