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Le temps à rattraper

Dans Les occasions manquées, un road novel impliquant deux femmes quadragénaires et un mourant pris d’un intense sursaut de vie, les chemins dérivent vers un périple insoupçonné.

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Roman

Dans Les occasions manquées, un road novel impliquant deux femmes quadragénaires et un mourant pris d’un intense sursaut de vie, les chemins dérivent vers un périple insoupçonné.

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Tout commence lorsque Betty, la narratrice, reçoit un coup de fil de Martha, une amie de longue date. La première comprend immédiatement qu’elle doit écourter son séjour à Rome pour revenir à Berlin le plus vite possible. Le père de Martha, qui souffre d’un cancer, a demandé à sa fille de le conduire en Suisse, où il a pris rendez-vous dans une clinique d’aide médicale à mourir. Perturbée par cette requête – d’autant plus que son paternel a été plus ou moins présent pour elle au cours des trente premières années de sa vie, et parce qu’elle doute de pouvoir mener à bien ce voyage parti-culier –, Martha insiste pour que Betty les accompagne. C’est ainsi que le trio improbable part en cavale et bifurque vers l’Italie, où le beau-père de Betty, un homme qu’elle n’a pas revu depuis ses douze ans et qui a représenté pour elle confiance et sécurité, est soi-disant enterré.

Nous étions les filles de ces pères qui ne trouvaient le temps de nous parler qu’à l’heure de la retraite. Nous leur expliquions internet, et ils nous expliquaient la météo. L’amour venait si tard que nous ne pouvions plus en faire grand-chose.

Mues par un désir de filiation, elles entreprennent la quête des histoires qu’elles n’ont pas eues et qu’elles auraient dû avoir. Comme s’il manquait un chapitre au beau milieu de leur enfance. Martha a le sentiment de devoir retrouver le temps perdu, tandis que Betty cherche à comprendre les raisons qui ont conduit à l’absence du père.

Le rire pour supporter l’existence

L’amitié unissant les deux femmes est soudée par cette brèche commune qui troue leur récit. Elle favorise une compréhension mutuelle qui va au-delà des mots. En fait, les liens entre ces personnages sont inconditionnels et justifient le sans-gêne de leurs réparties. La franchise fait partie du contrat de leur relation indéfectible, et aucune des deux protagonistes ne tient rigueur des commentaires parfois acidulés de sa complice. La prédominance de l’humour donne le ton à l’aventure. Le sourire en coin qui marque chaque page est toujours juste, ce qui est d’autant plus impressionnant, puisque les blagues sont très difficiles à calibrer en écriture. Lucy Fricke contourne la facilité et privilégie une drôlerie intelligente. Sur ce point, le travail efficace de la traductrice Isabelle Liber est également à souligner. En effet, s’il doit être traité avec parcimonie dans la construction d’un fil narratif, l’humour a avantage à être fignolé tout aussi délicatement lorsqu’il subit le transfert d’une langue à une autre.

La même rigueur est perceptible dans les retournements de situations: il est impossible d’en prévoir le dénouement. L’autrice esquive les clichés, et lorsqu’elle y a recours, c’est pour en souligner à grands traits les contours. Ainsi, quand la voiture de Kurt, le père de Martha, percute un mur, une succession d’actions rocambolesques s’enchaînent: déploiement des coussins de sécurité, klaxon, véhicule en flammes. «J’étais sidérée. On touchait le fond de la bêtise», dira Betty, comme pour expliquer aux lecteur·rices que ce genre de scène appartient aux lieux communs du comique. De la même manière, l’humour leur évite de dériver vers une interprétation psychanalytique de la convoitise du père, ou du côté des destins sans issue causés par un vide abyssal.

Au hasard des pérégrinations

Les occasions manquées, c’est aussi la volonté de deux femmes qui sondent leurs failles. Si Martha et Betty ne savaient pas exactement ce qu’elles cherchaient en amorçant leur voyage, elles ressentent très tôt un mouvement vers l’avant qui se transforme en besoin de cicatriser des plaies ouvertes. Leur périple prend de plus en plus des airs de pèlerinage, au cours duquel elles ont des prises de conscience au gré des rebondissements: «À vingt-cinq ans, j’avais regardé la vie de haut, à présent elle menaçait constamment de me submerger.» En filigrane, une tristesse teintée de déception laisse sa trace dans le récit et rend les personnages plus faillibles et vulnérables, donc plus humains. À l’heure où les pères dressent le bilan de leur existence, leurs filles se situent à une étape charnière qui exige certaines preuves, dont celle qui confirmerait qu’elles sont assez bien pour ne pas être abandonnées. Martha et Betty ne les obtiendront pas nécessairement, mais elles s’en sortiront plus allégées de quelques entraves et seront capables d’emboîter le pas à une nouvelle ère.

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Lucy Fricke
Traduit de l'allemand par Isabelle Liber
Montréal, Le Quartanier
2021, 288 p., 26.95 $