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Le temps de la photo

Le livre de Michel Campeau est un huis clos familial sans cynisme aucun, animé par la bienveillance d’un artiste pour un autre.

Thématique·s
Beau livre

Le livre de Michel Campeau est un huis clos familial sans cynisme aucun, animé par la bienveillance d’un artiste pour un autre.

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Un visage vous regarde, vous fixe, il ne recherche pas votre approbation et ne tente pas de vous charmer. S’apprêtant à charger de pellicule une caméra 16mm, Rudolph Edse — l’homme représenté sur la photo de la couverture — prend la pose de quelqu’un pris sur le fait, mais dont le regard complice est tout à fait conscient que le quatrième mur vient de tomber, ou qu’il n’existe tout simplement pas; vous êtes là, témoin de sa passion, et tournant les pages du livre, vous devenez le lecteur de son captivant roman familial. Dans un désir de documenter des «hommes entourés des attributs de la photographie», Michel Campeau découvre, en vente sur internet, des «images à l’esthétique décalée et [dont] la richesse de la coloration surannée» le fascine: elles sont signées Rudolph Edse, Allemand immigré aux États-Unis en 1945, dans le cadre de l’opération Paperclip qui consistait à inviter des scientifiques allemands à poursuivre leur recherche aux États-Unis. Vite «envoûté par ces photographies du dimanche», mû par un amour plus «sentimental que factuel», Michel Campeau ne tarde pas à se procurer les archives complètes de cet inconnu qui deviendra, au dire de Campeau lui-même, son double dans l’univers.

Le photographe, «en rupture avec les conventions formelles du documentaire, explor[ant] par son travail, les dimensions subjectives, narratives et ontologiques de la photographie1», poursuit son exploration du médium en publiant les fruits d’une partie de l’exposition présentée au Musée McCord (coéditeur du livre) de février à mai 2018. Rudolph Edse, une autobiographie involontaire est une collaboration avec la maison d’édition parisienne Loco.

Roman familial

Il est rassurant de voir qu’un photographe au regard un brin ironique — plongé dans et forgé par le post-modernisme — est capable de jouer dans le champ du sensible, sans mièvrerie, ou sans ce goût amer dans la bouche. Capable d’effectuer, d’une certaine façon, une mission archivistique en rassemblant l’histoire d’une «famille nucléaire éparpillée aux quatre vents ou sur le point de l’être» et de nous convier dans un même mouvement, à travers la subjectivité d’un autre, à sa propre autobiographie involontaire. C’est proprement inspirant et touchant.

De ce livre au format compact, tenant sur une centaine de pages de papier glacé, les lignes de réflexion fusent. On feuillette le volume comme on le ferait d’un album de photos de famille. Le contenu, essentiellement composé des photos prises par Edse et sélectionnées par Campeau, représente un éventail de moments familiers, des plus triviaux — crémer un gâteau d’anniversaire —, aux photos de voyages en famille, en passant par des portraits et autoportraits qui marient dans un «pacte accidentel» mentir-vrai et candeur. L’ouvrage offre à juste titre une «introspection sereine, dénué[e] de tout rapport toxique». On se prend rapidement d’affection pour Rudolph Edse, homme sympathique et drôle, adoptant par moments les allures d’un Monsieur Hulot.

Et si ce père est indéniablement sincère et enthousiaste aux yeux de Campeau, s’il «savait d’instinct s’extraire, se dédoubler,
our devenir un objet de représentation», Campeau, en recollant les fragments de ce feuilleton sur l’art d’être en famille, devient un fragment lui-même. L’aspect narratif du projet ne fait que renforcer le sentiment d’appropriation et d’identification du lecteur. En résulte un télescopage des regards; le nôtre sur la narration de Campeau, son regard «[…] inventant la caricature ou le faux-semblant de la vie familiale qu[’il] avai[t] perdue» sur la narration d’Edse, et celui d’Edse sur sa propre narration.

J’avance, pour terminer, une proposition pas nécessairement aboutie, mais qui me semble plutôt juste lorsque je pense au dernier ouvrage de Campeau, une impression tenace: ce photographe n’a pas d’âge ou, précisément, il les a tous. Il habite dans le temps de la photo. Temps où rien ne se perd, car tout y est déjà apparu. Ne reste plus au modeste témoin (le photographe autant que le lecteur) qu’à recueillir les évidences, les traces, les déplacer à sa guise selon les narrations qu’elles inspirent, pour créer un autre temps, un temps infini et y (re)vivre, bercé entre l’énergie nostalgique et fantasmatique. Les mêmes énergies dont Michel Campeau s’est nourri afin d’explorer ce qu’est la photographie, au dire de la commissaire Hélène Samson, à savoir bonheur et douleur, et de guérir sinon soulager ses illusions brisées, dont il parle subtilement dans son texte, comme de quelque chose qui doit aussi se révéler dans le temps photographique.♦

  • 1. Site internet de la galerie Simon Blais.
Auteur·e·s
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Article au format PDF
Michel Campeau
Montréal / Paris, Musée McCord / Loco
2017, 104 p., 39.95 $