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Le syndrome de Stendhal

L'espace franco-canadien

Lorsque tu vois, adolescent, le film Mishima de Paul Schrader, tu es submergé d’émotions. La musique écrasante, vertigineuse, de Philip Glass est pour beaucoup dans ton émoi, mais les couleurs intenses, le surréel des images, l’histrionisme, la mise en scène maniérée, l’obsession morbide de la masculinité et de la culture physique, et le thème du sacrifice contribuent incommensurablement à ton ébranlement. Tes yeux se mouillent, les larmes commencent à couler le long de tes joues. La température de ton corps augmente. Ta vision se trouble. Tes mains tremblent. Tu vas peut-être t’évanouir. Tu n’as jamais rien vu d’aussi beau. Tu as sans doute été victime du syndrome de Stendhal, un ensemble de troubles psychosomatiques touchant certaines personnes, souvent des voyageurs ou des touristes, exposés à une œuvre d’art exceptionnelle. Stendhal, pris de vertiges en contemplant les fresques de la coupole de la chapelle Niccolini de la basilique Santa Croce à Florence, en pleine extase, manque de s’évanouir. Cette exaltation esthétique n’est pas rare. En visitant l’Acropole, Sigmund Freud éprouve un sentiment de dépersonnalisation, et Fiodor Dostoïevski, lorsqu’il se trouve devant Le corps du Christ mort dans la tombe de Hans Holbein, est au bord de la crise d’épilepsie. Tu ignores s’il est courant de tomber en extase devant un film, mais le cinéma est un art après tout, et toi tu l’as vécu cet émerveillement, ce cocktail de sensations excessives devant la beauté d’un film, donc forcément, ça existe.

Fasciné par Mishima, tu te mets à lire son œuvre en commençant par Confessions d’un masque, où il parle de ses difficultés à assumer son homosexualité, et tu enchaînes avec Le pavillon d’or (un jeune homme bègue et laid met le feu à un temple dont il admire pourtant la beauté spectaculaire), puis Le soleil et l’acier (glorification du corps masculin). Tu commences à écrire des nouvelles, puis un roman (que tu ne finiras pas) où il est question de déracinement et de sacrifice. Le personnage principal se sent détaché du monde et de sa propre identité. Rencontrant des difficultés à s’intégrer dans la société et à gérer convenablement les différentes situations de sa vie quotidienne, il abandonne ses études et vit de petits contrats sans importance. Jaloux de son frère, à qui tout réussit, il tente de le tuer en le poussant par la fenêtre, mais le frère ne meurt pas. Devenu la honte de la famille, un boulet pour ceux qui l’entourent, le personnage principal se tranche les veines et on le retrouve mort dans sa baignoire.

D’autres films viendront nourrir ton imaginaire d’écrivain en herbe: Possession d’Andrzej Zuawski, L’amour est un pouvoir sacré de Lars von Trier (à la fin duquel tu pleureras de longues minutes sans pouvoir t’arrêter), Twin Peaks et Mulholland Drive de David Lynch, et presque tous les films de Robert Bresson. Dans tous ces longs-métrages, les doubles, le désir mimétique, le sacrifice, la rédemption sont des thèmes dominants. Pourquoi ces thèmes et pas d’autres? Tu n’en as aucune idée. Tu n’es pas religieux, ne crois pas en Dieu, alors pourquoi cette fascination pour le sacrifice et la rédemption? Ces thématiques sont sans doute liées à une résonance mystérieuse avec ton inconscient. Tu essaies de ne pas trop te poser de questions.

Tu fais confiance à ton imaginaire et à ton instinct. Le cinéma continuera à influencer de manière significative ton écriture. Tu lis quelque part que même s’il est vrai que la littérature a influencé le cinéma (qui a adapté, par exemple, des romans classiques), le cinéma a lui aussi directement influencé la littérature (rythme des séquences, ellipses, absence de descriptions, Nouveau Roman,etc.).

Tu voyageras, tu t’exileras et tu cesseras d’écrire pendant longtemps. Accaparé par ta carrière universitaire, tu ne liras même plus de romans. Ton sentiment permanent de déracinement s’accentuera («Il y a […] une forme de déracinement propre à l’homosexuel», disait Bernard-Marie Koltès). Mais c’est dans cet exil, dans ce déracinement, que tu trouveras finalement la force de terminer tes projets d’écriture et d’envoyer tes manuscrits, enfouis jusque-là dans des tiroirs poussiéreux. Entouré d’anglophones, dans une ville endormie, tu t’accrocheras à ta langue, cette langue qui résonne, comme disait Balavoine, et que tu coucheras sur le papier pour ne pas l’oublier. Tu te sentiras loin de Paris, de Montréal, du Québec. Tu feras partie de ces artistes francophones hors zone qu’on oublie un peu parce que trop loin. On ne les voit pas beaucoup dans les lancements, dans les bars de la métropole, dans les salons du livre. Mais tu écriras, chaque jour, comme un forcené, et même quand rien n’ira plus, lorsque tu te trouveras dans un trou, au fond d’un trou, pour calquer une petite phrase de Marguerite Duras, dans une solitude quasi totale, tu continueras à écrire, car seule l’écriture te sauvera.

 


Éric Mathieu est linguiste et écrivain. Il a publié trois romans à La Mèche, Les suicidés d’Eau-Claire (2016), Le goupil (2018) et Dans la solitude du terminal 3 (2021), ainsi qu’un roman jeunesse, Capitaine Boudu et les enfants de la Cédille (2020), à L’Interligne.

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