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Le niveau de l'eau

Connaissez-vous la nouvelle Le monstre sur le seuil, de H. P.Lovecraft? Le premier tome de la série Blackwater, de Michael McDowell (1950-1999), m’y a fait penser de plusieurs façons.

Littératures de l'imaginaire

Connaissez-vous la nouvelle Le monstre sur le seuil, de H. P.Lovecraft? Le premier tome de la série Blackwater, de Michael McDowell (1950-1999), m’y a fait penser de plusieurs façons.

Dans le récit lovecraftien, Edward, le meilleur ami du narrateur, s’éprend d’Asenath, une métaphysicienne énigmatique issue d’Innsmouth, une communauté aux sombres légendes. Jeune homme d’apparence juvénile et de tendance docile, Edward ne tarde pas à épouser la protagoniste et commence à agir de manière de plus en plus insolite. Pendant ce temps, les flots d’Innsmouth dispersent leurs appels: qu’est-ce qui sommeille sous la surface, près du récif du diable?

Dans La crue, de Michael McDowell, la rivière a englouti Perdido, une agglomération au sud de l’Alabama. Les Caskey, famille nantie de la région, se sont réfugié·es en hauteur durant la montée des eaux. Néanmoins, Oscar, l’un des fils, visite en barque la ville inondée, accompagné de son domestique Bray. Ils découvrent alors Elinor Dammet à l’intérieur d’une chambre d’un hôtel submergé: «Si l’eau était montée aussi haut, comment cette femme avait-elle fait pour survivre?» Celle qui certifie être une institutrice – dont les diplômes auraient été dévorés par les vagues noires – n’a en effet subi aucun contrecoup de sa mésaventure, hormis une faim persistante. Elle affirme également avoir vécu beaucoup d’inondations avant celle-ci.

À partir de cet instant, Elinor s’éprend graduellement d’Oscar, héritier falot et soumis, à l’égal du protagoniste de la nouvelle lovecraftienne. Bientôt, elle partage les repas de la belle-famille Caskey, qui s’entiche d’elle. Tous·tes? Mary-Love, la mère d’Oscar, déteste viscéralement la nouvelle venue. Toutefois, elle est incapable de cerner les motifs de son animosité. Son aversion déteint sur Sister, sa fille aînée. Se pourrait-il que Mary-Love ait raison de se méfier? Après tout, Elinor est la seule personne apte à traverser sans heurts un tourbillon assassin au fond duquel rôderait une bête vorace. Comme dans Le monstre sur le seuil, les profondeurs, dans La crue, abriteraient une créature antédiluvienne, qui «était là avant [que] Perdido soit bâtie et serait là quand Perdido aura disparu». Elinor a aussi des visions de l’avenir, fait pousser des chênes à une vitesse surnaturelle. Sans oublier qu’«elle n’a jamais soif […], simplement faim». Bref, les événements intrigants se multiplient, tandis que les flots se retirent de la ville immergée.

Le rouge de la Perdido

Avec un soin évident apporté aux descriptions et un vif pouvoir d’évocation, McDowell dépeint minutieusement la communauté du sud de l’Alabama. Nous sentons la boue, les échardes, le pelage mouillé des rats… Mais aussi la toute-puissance de la généalogie. Au cœur de la démarche de l’auteur: les liens familiaux. La crue illustre superbement ces relations souvent emberlificotées. La méfiance/haine de Mary-Love et de Sister à l’égard d’Elinor est fouillée, pour ne pas dire disséquée, avec ses zones d’ombre implicites.

Un commentaire sur les prénoms de Mary-Love et de Sister, surtout celui de Sister: baptiser ainsi une sœur, même en guise de surnom, s’avère peu imaginatif, a fortiori de la part d’un écrivain doué d’un humour plus raffiné, dont voici un échantillon: «[L]a chose la plus excitante à faire ici, c’est de s’asseoir au bord de la rivière et de compter les cadavres d’opossums qui passent.» Les titres rudimentaires des six tomes de la série, par exemple La digue ou La maison, ne sont par ailleurs pas représentatifs des vastes moyens stylistiques de McDowell. C’est un peu dommage.

Car La crue ne consiste pas seulement en un roman fantastique somptueux, mais aussi en une fresque familiale portée par un humour noir et fin ainsi que par un souci naturaliste de décrire les éléments, plus particulièrement leurs excès, leurs débordements. Perdido, au cours de cette crue, n’est que luxuriance, débâcles… et menaces diffuses, à l’image de la présence trouble – marécageuse – de la survenante.

Au seuil des marais

Il y avait longtemps que je n’avais pas senti l’urgence de commencer le deuxième tome d’une série immédiatement après avoir terminé le premier. En ce moment, je me fais violence pour rédiger cette critique avant de plonger (terme aquatique volontaire) dans le deuxième opus, La digue. Les fervent·es des éditions Alto ne seront pas surpris·es de lire que l’objet papier est sublime. Son format évoque les publications de type «cabinet de curiosités», avec des sections embossées. De plus, chaque tome possède son coloris distinctif. Pour parfaire le tout, la traduction, signée Yoko Lacour (avec la participation d’Hélène Charrier), se révèle comme de coutume soignée.

Les flots d’Innsmouth n’ont pas fini de raconter leurs périls. Et la rivière Perdido regorge de promesses exquises et effrayantes. De quoi irriguer majestueusement vos peurs de la noyade.

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Article au format PDF
Michael McDowell
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Yoko Lacour (avec la participation d'Hélène Charrier)
Québec, Alto
2022, 248 p., 18.95 $