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Le feu par le feu

Dans la jeune poésie actuelle, Marjolaine Beauchamp est un cas à part. Plus de 3000 exemplaires vendus de son premier recueil, Aux plexus (2010), une tournée en première partie de Richard Desjardins, des présences médiatiques fréquentes: la matriarche des Éditions de l’Écrou ouvre la voie/voix à ses contemporaines.

Poésie

Dans la jeune poésie actuelle, Marjolaine Beauchamp est un cas à part. Plus de 3000 exemplaires vendus de son premier recueil, Aux plexus (2010), une tournée en première partie de Richard Desjardins, des présences médiatiques fréquentes: la matriarche des Éditions de l’Écrou ouvre la voie/voix à ses contemporaines.

Avec Fourrer le feu, Beauchamp poursuit dans la veine de poèmes crus qui relatent amours croches et malaises sociaux et qui regorgent d’observations sardoniques sur le monde, distribuées au lance-flammes. Le recueil se structure en fonction de six diagnostics issus du DSM-IV, l’ouvrage de référence en matière de troubles mentaux. Ceux-ci déclinent diverses modalités d’instabilité émotionnelle ou comportementale, lesquelles dialoguent de manière intéressante avec l’ars poetica de l’auteure. C’est que les angoisses vécues sont intimement liées à l’isolement, à l’exclusion; dans cette perspective, l’écriture, d’autant qu’elle affirme sa marginalité, s’expose, au même titre que les troubles du comportement, au réquisitoire institutionnel des gardiens de la conformité et de l’acceptabilité: «Traverser cette foule / Qui regarde mon linge / Ma posture / […] / Je voudrais être ces jeunes filles / Qui vont pisser à deux / Dans leur vibe de cheerleader / En riant aigu.»

Tout particulièrement, l’espace mondain, avec ses codes pour initiés, est celui où la personnalité du sujet des poèmes jure le plus: «Je suis une saucisse à cocktail / Dans un potluck du Mile-End». Mais la dynamique est encore plus frappante lorsque l’auteure confronte sa propre expérience littéraire à l’autorité prescriptive de la langue ou du canon littéraire: «Je voudrais juste dire / Que je sais / Mon pauvre vocabulaire / Mes maladresses historiques / Ma culture en dents d’scie / Mes allitérations tarabiscotées1 / Mes manquements sémantiques / Mon intérêt / Plus anthropologique que littéraire / Mon incapacité anxieuse / À être devant Sébastien Dulude / Mes euphories maladroites […]».

Je ne veux pas feindre d’ignorer l’éléphant blanc qui porte mon nom dans le recueil, ni ceux de Dominic Tardif et d’Hugues Corriveau. Qu’il s’agisse de redouter «un déchiquetage symbolique / par les dents acérées» de Corriveau ou «[d]’être dans les bonnes grâces» de Tardif, l’exposition à la critique littéraire participe, dans le recueil, de ces situations anxiogènes où l’intégrité du sujet ou de la poète (la frontière fiction / biographie y est très ténue) peut être mise à mal, d’autant que la dyade œuvre / vie personnelle semble ici consciemment abolie.

S’il est nouveau chez Beauchamp (parce que naturellement absent dans son premier recueil), l’enjeu du rapport hiérarchisant avec la critique trouve aussi des échos au sein d’une génération montante de poètes féministes, qui partage avec les new narratives — une manière littéraire qui a fait son apparition dans les lettres étatsuniennes au tournant des années 1980 — des visées hétérodoxes. Se faufilant allègrement entre récit, biographie, fiction, poésie et essai, tout en affirmant la caducité de la tradition canonique des genres, cette littérature cherche aussi à refuser les rapports de pouvoirs hiérarchiques, symptomatiques de relents institutionnels patriarcaux (j’en conviens), entre la critique et les œuvres.

Le feu pour le feu

La question de la critique connaît par ailleurs un renouveau d’intérêt certain, ainsi qu’en témoigne de manière opportune le dossier dans les pages de cette édition de LQ, mais aussi les textes mêmes des représentantes des new narratives d’ici. Récemment, par exemple, cinq des textes d’un collectif de quarante-huit écrivaines féministes ont évoqué une relation pénible à la critique littéraire: «Nous sommes des filles capables d’en prendre. Nous répondons au critère littéraire de l’avant-garde classique 2

Dans les poèmes de Beauchamp, la réponse à ce critère littéraire prend souvent la forme d’un aveu auto-dépréciatif, elle qui semble malheureusement trop familiarisée avec le jugement brutal des autres, alors même qu’on les croirait solidaires: «Ma détresse de béesse / Mon impuissance de mère / Pendant que plein de madames parlaient de débarbouillettes / En faisant du cardio-poussette / Je ratais même mon bébé». Or, la poète maîtrise admirablement l’art de transformer la misère en action, un empowerment auquel l’écriture prend manifestement part: «[…] maintenant je sais faire / Fuck you / Mentalement / Avec une face de lac paisible».

Toute énergisante qu’elle soit, la poésie de Beauchamp peut aussi être bancale: la syntaxe égare parfois son sujet, les poèmes, avec leur majuscule à chaque vers et leur point final au dernier, sont de peu d’inventivité formelle et les chutes ont tendance à se ressembler. Et surtout, plusieurs poèmes disent plus qu’ils n’écrivent. C’est le pari tenu par ces nouvelles narrativités. Il faut donc savoir démêler les poèmes riches de ceux misant exclusivement sur des effets de réel, explosifs, certes, mais rapidement consommés. Si la vie fournit un excellent combustible, il ne faut pas pour autant négliger l’écriture comme comburant.♦

  • 1. L’expression est empruntée au texte critique de Dominic Tardif, «Marjolaine Beauchamp: cascadeuse de l’amour», Voir, 4 novembre 2010.
  • 2. Valérie Lefebvre-Faucher, «Orchestre catatonique», tiré de «Chambres», un dossier féministe de la revue web Françoise Stéréo du 7 mars 2017.
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Marjolaine Beauchamp
Montréal, L'Écrou
2016, 118 p., 15.00 $