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«Le diable n’a rien à voir là-dedans!»

«Le diable n’a rien à voir là-dedans!»

L’édition par Yves Gingras de la correspondance sexologique du frère Marie-Victorin en fait l’un des livres-événements de l’année, un document historique inestimable.

Essai

L’édition par Yves Gingras de la correspondance sexologique du frère Marie-Victorin en fait l’un des livres-événements de l’année, un document historique inestimable.

C’est une histoire de désir entre un homme et la connaissance, un besoin insatiable d’apprendre qui restera inassouvi. Au moment d’entreprendre ses «lettres biologiques», le frère Marie-Victorin (Conrad Kirouac, 1885-1944) a déjà, à cinquante ans, une immense œuvre scientifique derrière lui. L’année 1935 est pour lui déterminante, par la publication de sa monumentale Flore laurentienne et la fondation du Jardin botanique, mais aussi par le début de sa correspondance avec Marcelle Gauvreau (1907-1968). À vingt-huit ans, celle qui a été son élève est devenue son assistante, son amie, sa confidente — la Femme, avec laquelle il partagera jusqu’à sa mort une intimité épistolaire sans tabou, dont les saintes intentions ne seront pourtant pas exemptes d’une certaine volupté stylistique: «[J]e veux entrer dans l’intimité physiologique de la Femme avec un grand F. Si l’Homme avec un grand H a encore des mystères pour vous, votre Ami vous renseignera en toute bonne foi et sincérité.»

Une «belle et sainte amitié»

Entre Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau (dont les lettres ne sont pas encore publiées) s’établit un partage exclusif de connaissances sexologiques, une éducation mutuelle dont les détails très explicites mêlent lectures et confidences d’expériences personnelles. «[Q]uel rôle occulte, mais immense, joue le sexe dans les choses de ce monde», lui confie-t-il, émerveillé. À cette époque obscure du Québec où l’homme — et surtout la femme — sont tenus ignorants de leur propre corps, il est surprenant de voir ce religieux expliquer à sa correspondante comment elle est faite et comment elle fonctionne, la rassurer sur des symptômes qui l’effraient et qui sont pourtant tout à fait normaux, lui donner des conseils d’hygiène… L’étendue de sa culture est immense, il mêle philosophie, histoire, botanique, fait l’état de la question sur la pilosité selon l’origine ethnique, mêlant ses expériences africaines aux lectures d’Aristote.

Une «vraie philosophie biologique de la vie»

Aussi près de la nature que de Dieu — ils signifient pour lui la même chose — Marie-Victorin se constitue une morale bien à lui. Contrairement à la doctrine de son Église, il admet (secrètement) la théorie de l’évolution, et liant la sexualité à l’hygiène de vie, regrette «le grand handicap des couvents et monastères entièrement cloîtrés. Il s’y développe des maladies mentales, des déséquilibres qui n’ont pas d’autres causes.» Si l’homosexualité est selon lui une maladie, elle ne peut toutefois être soignée, ce qui contredit le dogme scientifique de son temps. Quant à la femme, il la considère comme l’égale de l’homme, idée en soi carrément révolutionnaire — surtout chez un homme d’Église.

Encore aujourd’hui, les mouvements féministes reprochent au système de santé d’être «dominé par une vision patriarcale de la médecine1». En 1936, Marie-Victorin regrette déjà l’inculture de la médecine face à la sexualité féminine: «Les livres sur les questions sexuelles sont surtout écrits par des hommes qui ont pensé comprendre ce qui peut se passer dans l’organisme d’une femme amoureuse ou simplement légèrement érotique. Ces dissertations sont assez naïves et quelqu’un a dit que les femmes en rient… dans leur barbe!» Mis au fait des avances brutales et répétées que Marcelle semble avoir subies,il s’indigne: «Ces gens-là sont donc convaincus que vous autres, femmes, vous êtes toutes des chiennes demandant à être couvertes!» Loin d’installer la femme au centre du péché, il lui reconnaît son droit au plaisir: «Vivez naturellement. Ne vous indignez pas quand votre sexe parle son millénaire langage, et n’accusez pas le diable.»

Il faut remercier Yves Gingras d’avoir révélé ces incroyables lettres, qui donnent un éclairage unique sur un personnage d’une rare sensibilité, dont les travaux ont tant contribué à l’avancement scientifique québécois. L’édition critique, fort bien menée, qui comprend une présentation éclairante de l’œuvre et des intervenants, aurait peut-être appelé une postface — pour établir, par le point de vue d’un sexologue par exemple, où se situe le savoir de Marie-Victorin par rapport aux connaissances actuelles, et nous faire prendre ainsi la pleine mesure de son avant-gardisme. (Mais peut-être s’agit-il ici d’un autre projet de livre.) Les Lettres biologiques n’en demeurent pas moins un document unique, où s’affiche un être d’une grande modernité, lucide face à l’œuvre de son Créateur: «Ma chère amie, il faut prendre le monde tel qu’il est: un vaste bordel!» ♦

  • 1. Assïa Kettani, «Santé et bien-être: Toutes les femmes ne sont pas égales devant le système de santé», Le Devoir, 26octobre 2013.
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Marie-Victorin
Montréal, Boréal
2018, 280 p., 29.95 $