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Le diable est dans les détails

Onzième ouvrage de Gilles Dubois, L’homme qui venait de nulle part propose une incursion inégale parmi les univers parallèles.

Littératures de l'imaginaire

Onzième ouvrage de Gilles Dubois, L’homme qui venait de nulle part propose une incursion inégale parmi les univers parallèles.

Les paratextes, vous connaissez ? Ce sont les éléments éditoriaux qui accompagnent un texte publié, par exemple la page des crédits, les remerciements, les annexes, la table des matières… Dans le plus récent roman de Gilles Dubois, le choix de superposer des récits gigognes donne l’impression que, semblables à d’immenses paratextes, les intrigues secondaires débordent, phagocytent le propos.

L’idée d’un manuscrit découvert par hasard n’est pas en cause, bien qu’elle soit usée. C’était moins le cas en 1994, à l’époque du Manuscrit trouvé dans un secrétaire (Pierre Tisseyre), du talentueux auteur fantastique Daniel Sernine. Exemple contemporain : L’esclave du château de David Dorais (Leméac, 2018), qui revisite le procédé avec inventivité. Cependant, L’homme qui venait de nulle part, en plus d’emprunter un sentier maintes fois balisé, souffre d’un manque de crédibilité dans l’articulation de ses récits enchâssés.

Fragments d’éternité

La première histoire est celle du publicitaire new-yorkais Hidalgo Garcia, fraîchement installé dans une maison en ruine, qu’il entreprend de rénover avec sa famille. Il déniche au sous-sol un témoignage (deuxième poupée russe) laissé par son cousin Jerry, un scientifique qui lui a légué l’endroit. Le récit du défunt propriétaire relate sa rencontre à Central Park avec Al, un voyageur temporel. Notes en main, l’illuminé lui a raconté ses incroyables aventures pendant deux heures, debout dans une allée. La troisième trame rassemble les souvenirs de Jerry, qui, sous le pseudonyme de John Doe, a consigné minutieusement à son retour — sur deux cents pages ! — les confidences de l’homme éjecté de la quatrième dimension. L’ultime niveau textuel (auquel le lecteur n’aura pas accès, et on se demande pour quelles raisons, puisqu’il aurait été le plus pertinent) consiste pour sa part en les notes du voyageur. Pourquoi avoir enrobé le roman de ces nombreux récits emboîtés ? Ils affaiblissent la trame narrative, surtout par leurs invraisemblances : pour commencer, quel scientifique hyperoccupé aurait transcrit avec une précision maniaque deux heures de logorrhée délirante dans un document ? En énonçant d’emblée que ce sont visiblement des fabulations ?

Le seigneur des mouches

Il faut donc attendre de parvenir au récit central, à la page 77, pour accéder au cœur de L’homme qui venait de nulle part. Après les longueurs de l’histoire d’Hidalgo, qui trouve le manuscrit de Jerry, et les digressions du scientifique, le roman devient plus intéressant. Pourquoi ne pas avoir coupé les sections superflues au cours de la réécriture ? Le livre aurait pratiquement doublé en qualité. Gilles Dubois maîtrise ses moyens lorsqu’il dépeint le village médiéval où Al échoue, auprès des membres de la secte satanique du Cercle Noir. Là-bas, « la grande horloge spatiale s’était arrêtée sur ce coin de forêt pour une raison incompréhensible ». Il y fait la rencontre de jeunes femmes qu’il ne tarde pas à courtiser : l’aubergiste Catherine et la châtelaine Isabelle, toutes deux dispersant dans leur sillage une persistante odeur de soufre…

Dans cette portion de l’ouvrage, l’aventure est constante, cadencée, rappelant un peu à ses meilleurs moments le premier tome de L’oiseau de feu de Jacques Brossard (Alire, 2016). Toutefois, même s’il est porté par une indéniable culture générale, le roman de Gilles Dubois ne possède ni l’imaginaire ni le style du renommé écrivain de science-fiction. Du côté des idées, nous demeurons dans un cadre démoniaque maintes fois visité, qui convoque entre autres Belzébuth, le seigneur des mouches. La plume de Gilles Dubois, précise, mais parfois chargée, lasse aussi à force d’excès de ponctuation (les points d’exclamation pour ne mentionner que ceux-ci) et de superlatifs (« terriblement perturbant », une « scène cauchemardesque jaillie de mon esprit en pleine déroute », etc.).

L’auteur commet par ailleurs deux écarts difficilement défendables en littératures de l’imaginaire : 1) affirmer sans cesse que c’est trop surnaturel pour être vrai en s’exclamant par exemple : « je suis en train de vivre une aventure fantastique », une « rocambolesque histoire »… ; et 2) le complexe de l’Everest se déploie dans le dénouement de l’intrigue, c’est-à-dire « la manie de ne s’intéresser qu’à la montagne la plus haute du globe », par exemple en mettant en scène l’un des plus grands scientifiques du monde, alors que la trame narrative aurait été beaucoup plus solide et crédible avec un personnage plus « modeste »… Je n’en révèle pas davantage afin de ne pas dévoiler la conclusion.

Les vents cosmiques

Amusante, la section médiévale de L’homme qui venait de nulle part m’a donné envie de revisionner de vieux épisodes de Code Quantum, vous savez, cette série américaine dont le héros est un voyageur qui traverse le temps dans l’optique de réparer des torts ? Dommage que l’ouvrage de Gilles Dubois laisse l’impression qu’ont été omis lors de la réécriture… d’importants détails. Le diable n’y est-il pas ? ♦

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Gilles Dubois
Ottawa, L'Interligne
2018, 316 p., 26.95 $