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Le cauchemar nostalgique

Un dessin grinçant et minutieux ainsi qu’une histoire décalée des Trente Glorieuses font des Rescapés de l’éternité une alternative audacieuse à la nostalgie sirupeuse qu’on retrouve souvent dans notre culture populaire.

Bande dessinée

Un dessin grinçant et minutieux ainsi qu’une histoire décalée des Trente Glorieuses font des Rescapés de l’éternité une alternative audacieuse à la nostalgie sirupeuse qu’on retrouve souvent dans notre culture populaire.

Grégoire Bouchard a fait connaître son deuxième degré mordant avec la trilogie qui met en scène les aventures de Bob Leclerc (Vers les mondes lointains, Le cauchemar argenté et Terminus la Terre). Issu de Montréal City, dans un univers où le Québec, plutôt que les États-Unis, est le cœur culturel et économique du monde, le héros aurait précédemment sauvé l’humanité des Martiens en empoisonnant leur source d’eau potable. Après ce soi-disant génocide héroïque et planétaire, Leclerc sert cette fois de narrateur aux aventures de Jim Flash. Les rescapés de l’éternité se lit donc comme un récit autonome, qui commence d’ailleurs comme un mauvais roman de science-fiction, il y a très longtemps, dans la cité d’Atlantis, alors que son impératrice tente de convaincre le haut prêtre de lui céder le secret d’une pierre venue d’ailleurs. Cette dernière contient en elle «toutes les forces du ciel et tout le mal de la Terre», mais surtout, elle permet d’arrêter le cours du temps et d’accéder à l’immortalité.

La cruauté du temps

À la suite de ce préambule, un saut narratif nous plonge dans le Montréal City de 2059, un futur qui ressemble moins à ce qui nous attend dans quelques décennies, qu’à celui fantasmé pendant les années 1950, avec ses voitures volantes et ses tours auréolées d’anneaux qui auraient leur place dans un épisode des Jetson. On recroise Bob Leclerc qui rend visite à son amie, obsédée par les fifties ainsi que par la préservation des westerns et des mélodrames de l’ancienne vedette Jim Flash. Alors que les deux comparses ressassent leurs souvenirs de la vie de l’acteur, le cœur du récit se concentre sur l’obsession de Jim Flash liée à sa postérité, d’abord par ses films, ensuite par sa carrière de chanteur, puis celle de conducteur de voitures de course expérimentales. Au fur et à mesure que la notoriété lui échappe, Flash se tourne vers des manuels de croissance personnelle et vers des mages qui lui promettent l’immortalité. Durant deux cent soixante-quinze pages, on suit le personnage, obsédé par l’idée de vaincre sa mort, symboliquement et littéralement, tandis que son corps décline, et que sa carrière sombre de plus en plus dans l’insignifiance.

Le dessin s’attarde aux décors, plaçant la Montréal fantasmée dans un passé semblable au nôtre, rappelant les publicités d’époque et les affiches de propagande, mais avec un léger décalage: les bambins souriants louchent un peu trop ou semblent édentés. Les détails montrent tous les plis d’une peau vieillissante, les pores d’un visage que la mort guette, et clairement, ce bonheur qu’on tente de nous vendre ne trompe personne. On bascule assez souvent dans le grotesque et l’utopie, qu’on s’est imaginé autrefois arriver par la grâce du progrès, alors que ce n’est rien d’autre qu’un cauchemar. Le bédéiste se nourrit autant des penseurs ayant réfléchi au temps et à la mort que de la culture populaire, qui parsème son propos, et dont il s’inspire pour des scénarios déjantés, comme un roman où un superman, moustachu comme Hitler, terrasse d’un coup de poing un extraterrestre vert, qui tient dans une main un pistolet laser ailé; dans l’autre, un sceptre orné de l’étoile de David.

Nostalgie décalée

Bouchard est un de ces auteurs qui refont toujours le même livre. Sans tomber forcément dans la redite ou la caricature de sa propre œuvre, l’auteur, lorsqu’il publie l’un de ses nouveaux ouvrages, ajoute une couche de plus à un discours qui se complexifie à chaque parution. Pour Bouchard, ce discours est un retour aux Trente Glorieuses, teintées par une sorte de nostalgie inversée. On retrouve dans son dernier livre un fétichisme esthétique très ancré dans la multitude de références visuelles, allant du style futuriste à la surenchère d’enseignes et de marques qui envahissent les arrière-plans. Mais au-delà de cet aspect, la nostalgie est malsaine et retournée contre elle-même, comme un miroir déformant qui renverrait les maux de cette époque habituellement glorifiée.

Ce qui en résulte ressemble à du matériel de propagande cauchemardesque qui, tout en tentant de vanter la force et la santé du mâle québécois et blanc de la capitale culturelle du Québec (et du monde), finit par trahir ses propres déviances, son sexisme, son racisme (les Chinois·es ont, avec leurs canines et leurs oreilles pointues, une allure de gobelins grimaçants), son cléricalisme nauséabond de même que son obsession malsaine pour la beauté, la santé et les biens matériels. Bien plus efficace qu’un pamphlet politique, l’œuvre de Grégoire Bouchard est une remarquable démonstration des travers et perversités du capitalisme occidental. Et aussi, tout un délire graphique!

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Grégoire Bouchard
Québec, Moelle Graphix
2022, 280 p., 60.00 $