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L'artisan des élastiques

L'artisan des élastiques

Le projet: faire une balle à la main avec des bribes langagières à la fois intimes et collectives qui, à l’instant où elles se croisent, se heurtent aussi par bonds dans l’expérience du monde.

Poésie

Le projet: faire une balle à la main avec des bribes langagières à la fois intimes et collectives qui, à l’instant où elles se croisent, se heurtent aussi par bonds dans l’expérience du monde.

Devant l’impossibilité de nommer ce qui advient précisément dans l’écriture au moment où elle se déploie, les écrivain·es circonscrivent parfois des figures de création, imageant de la sorte leur processus scriptural. Plus que des métaphores, elles montrent le «travail d’étalement et de rapprochement» orchestré lors de l’élaboration du livre. Dans Superballe, de Philippe Charron, c’est la balle rebondissante, fabriquée soigneusement avec divers élastiques, qui devient la représentation par excellence pour aborder la forme entière de l’ouvrage. Que ce soient des aphorismes, des questions en suspens, des interventions sporadiques, des détails techniques ou des moments puisés dans la prose du quotidien, les fragments du recueil se présentent comme autant de bandes à élasticité variable, rapprochées les unes des autres, qui proposent de nouvelles connexions. Avec minutie, le poète distingue des séquences précises, les reconfigure dans une circularité, puis nous offre à lire cette rencontre inusitée entre les différentes voix. 

Reconnexion

«La boule d’élastiques n’est faite que d’élastiques», mais son assemblage, lui, ne saurait être anodin au moment où se créent des points de jonction entre les courbes, susceptibles de soulever à leur tour d’autres tensions significatives dans l’environnement poétique. Ces mêmes tensions peuvent, entre autres, être perçues par la modification de la pigmentation, laquelle passe du rouge au rose lors de l’étirement de l’élastique, parce qu’au «fur et à mesure qu’on lui donne forme, on teste la balle pour voir si elle rebondit bien», s’assurant ainsi de sa fonctionnalité. Un élastique brisé, ou toute autre faille, n’apparaît pas comme un échec pour son créateur, mais plutôt comme une invitation à recommencer, avec le souhait de trouver un meilleur raccommodement, car «la déliaison n’indique pas un manque, mais des possibilités de continuité». Quiconque voudrait entreprendre de défaire les «nœuds conceptuels», pour découvrir ce qui se cache sous les couches de mots, assisterait à la naissance de l’élastique originel, celui qu’on appelle «prime», mais surtout à cette vigilance développée au cours de l’acte de création, alors que le travail alimentaire quotidien anesthésie les individus en les maintenant dans une inaction désespérante.

Résistance

Si on retrouve les bandes élastiques dans d’autres contextes que celui de la superballe à l’intérieur de l’œuvre poétique (celles entourant les muscles, les dents, les pinces de homard, par exemple), il n’en reste pas moins qu’elles sont unies à cet instant précis où elles fournissent une résistance sur un «plan d’espace». La fabrication de la balle rebondissante, entamée, puis arrêtée comme un jeu d’enfant, permet de «prendre de l’avance sur nos configurations du réel» – deuxième forme de résistance –, tandis qu’en dehors de cette unique motivation, le retard gagne constamment les voix du recueil. En effet, cette balle accroît la capacité d’attention, dans un univers où le corps refuse de se lever pour accomplir les tâches liées à la rémunération, qui demeurent souvent inachevées. Le sujet paraît déçu que «l’hypoactivité ne soit pas reconnue en tant que compétence», coupable de ne jamais se sentir à sa place, chaque fois dépassé par le rythme d’autrui, mais conscient de ce système capitaliste qui tourne en rond en se mordant la queue:

Elle a décroché un emploi qui exige qu’elle fonde une petite-moyenne entreprise vouée à remplir à répétition des demandes de financement dont les fonds lui permettront d’effectuer les tâches principales pour lesquelles elle a été embauchée.

En marge, l’écrivain se fait donc artisan des élastiques: il agence des échantillons de langage non pas en leur attribuant un sens insoupçonné, mystérieusement profond, mais en circulant dans ce qui existe déjà à travers le lot des affects. Le désir d’y chercher une signification transcendante, nous indique-t-il, traduirait cette propension que nous avons à surconsommer, jusqu’à la connaissance, dans ce système auquel nous voulons justement opposer une résistance grâce à une technique artisanale. En fin de parcours, lors du test ultime des trajectoires, il est possible d’affirmer que la Superballe de Philippe Charron, récemment parue au Quartanier, rebondit magnifiquement bien vers son public, exposant un tour de force intellectuel des plus surprenants. Il nous importe dès lors de la faire ricocher vers le plus grand nombre.

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Philippe Charron
Montréal, Le Quartanier
2023, 96 p., 19.95 $