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L'amour est une douleur

Histoire

L’amour est une douleur
Histoirepar André Roy
Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.

– Arthur Rimbaud

 

Je viens d’un temps que les jeunes gais ne connaissent pas. C’était un temps mortel. Celui de l’ignorance, de la pauvreté, de la maléducation. Temps de la malédiction de l’Église, des religieux confits d’hypocrisies, de la misère noire de la conscience apeurée. Temps de la honte, de la cruauté, du mensonge – rien qu’à y penser, j’ai la nausée. Temps du désamour, du malamour, de l’amour qui ne peut être que désastre, massacre, malheur. Temps de la décomposition, du pourrissement, du corps exsangue tant il a été annihilé, aplati, vidé de son intelligence, de ses fantasmes, de ses rêves. Pas de chair, pas de désir. Pas de sexe, pas d’âme. J’ai ainsi failli être anéanti, néantisé avant même d’être adulte. Suis-je né de l’ennui, de l’abrutissement de la religion sous des saints empaillés, des curiosités impudiques vite repoussées? Sous mes cheveux blonds bouclés, dans mes yeux bleu-vert, sommeillait un bel enfant déjà jeté aux abominations, soumis aux remugles. Innocent, droit, obéissant pourtant. Secret, timide, fragile, disaient mes tantes remarquant ma chétivité. Cela voulait dire qu’elles avaient vu, perspicaces, une douleur qui, au cours des ans, allait gonfler, grossir comme une stase cancéreuse. Cette douleur était celle d’aimer les hommes1. D’être ému par eux. Mon cœur battant la chamade quand je les vois. Oui, empourpré en pensant aux hommes, à leur beauté, à leur corps, à leur pénis. Cet amour est comme un roman sans cesse lu, couvé et convoité. Je ne m’en suis jamais libéré. Il a montré mon âme véritable trop soumise à la détestation de soi. Par lui, je me suis assuré que, grâce au chemin de l’écriture, j’irais loin, quoi qu’on puisse raconter sur moi.

Alors, je n’ai cessé de parler de cet amour. Existe-t-il? Existera-t-il seulement pour moi? De le voir dans les livres, m’est toujours venue une émotion qui m’emportait chaque fois dans cette douleur délicieuse. C’est pourquoi j’ai beaucoup attendu de l’écriture, celle des autres comme de la mienne. Je voulais être lié à cette écriture de l’amour et je la retrouvais toujours, autant ébloui qu’épouvanté, lorsque je lisais – et plus tard quand j’écrirais. Toujours surpris par elle. Caressé par elle. Enculé par elle. Mais si doucement, si tendrement. Elle était brûlante. Elle était la chair des anges. Vive, palpitante, immense. Elle me mordait comme seul Dieu le peut. Ô splendide amour.

Certes, j’ai cherché souvent dans les livres les questions et les réponses pour savoir où avancer durant mon adolescence, quand je me suis dit qu’il n’y aurait que l’écriture pour vivre. La perpétuité de l’écriture. Comme celle du sexe. J’en ai été souvent malheureux, cet amour me blessait parce que je ne pouvais le partager. Mais je ne sais quelle boussole, toujours libre, juste, m’aimantait vers les vrais livres, qui allaient me sortir de l’ombre, de la tristesse du solitaire que j’étais. Non, je n’étais pas toujours heureux, surtout au moment de la puberté, qui m’a été longue. Je savais que, par ces livres, je fréquentais des dangers aussi vrais que les blessures que m’infligeaient les camarades de classe et dont les justifications étaient aussi claires qu’un blasphème. Que m’importait cette agressivité, pourtant si souvent atroce, méchante, puisque j’y échappais par la lecture, par mes tentatives d’écriture. J’ai su qui j’étais par ces œuvres audacieuses, insolentes, désespérées, intenses, dramatiques, vibrantes, gracieuses, fiévreuses, mystérieuses, inattendues, portées par une langue extatique, stupéfiante, unique, comme celle de Marcel Proust, Sade, E.M. Forster, André Gide, Marcel Jouhandeau, Julien Green, Giorgio Bassani, Tony Duvert, Sandro Penna, Yukio Mishima, Pier Paolo Pasolini, Thomas Jonigk, Dennis Cooper, Christos Tsiolkas, Hervé Guibert, Gilles Leroy, Édouard Louis, Mathieu Riboulet…

Quelle importance alors que le théâtre social gai, l’orthodoxie arasante des manières d’être, le semblant amoureux du mariage, les querelleurs du genre, je suis dans l’écriture, dans des centaines de possibilités de vivre, dans la beauté infinie (la plus belle comme la plus sombre), dans le ravissement sexuel. En un mot: sauvé.

 


André Roy est né et vit à Montréal. Écrivain et critique de cinéma, il a publié presque tous ses ouvrages aux Herbes rouges. Il a reçu pour ses œuvres plusieurs prix prestigieux.

  • 1. Mathieu Riboulet, «À contre-temps, décidément», dans Compagnies de Mathieu Riboulet, collectif, Paris, Éditions Verdier, 2020.
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