Aller au contenu principal

La vraie vie comme la fiction n’ont pas de contours

La vraie vie comme la fiction n’ont pas de contours
Thématique·s
Portrait
Thématique·s

C’est un curieux exercice que celui d’écrire sur les romans d’un auteur que l’on a rencontré, encore étudiant, dans un cours universitaire et qui est devenu, au fil du temps, un ami. Je couperai court à ces effusions biographiques pour entrer de plain-pied dans les textes. Bien que composée pour l’essentiel de deux romans, Tu aimeras ce que tu as tué (Héliotrope, 2017) et Querelle de Roberval (Héliotrope, 2018), l’œuvre de Kevin Lambert n’en demeure pas moins difficile à résumer en quelques pages. Traversée par des symboles et des références disparates, tiraillée entre l’abject de la vie ordinaire et la violence de l’invisible, elle est hantée par des forces surnaturelles qui cohabitent avec les vivants et menacent à tout moment de les faire basculer dans la folie. «Il faut faire des contours quand on dessine. […] Je me dis que dans la vraie vie, y a pas de contours», affirme au tout début du roman Faldistoire, le narrateur de Tu aimeras ce que tu as tué. «Une vraie vie sans contours», l’expression traduit assez justement le réalisme – que je qualifierais de baroque ou de difforme, faute de mieux – des romans de Lambert qui privilégient les débordements, les basculements d’un monde à l’autre, les superpositions inattendues. L’œuvre est queer, on l’a souvent écrit, parce qu’elle explore la sexualité homosexuelle et résiste aux codes hétéronormatifs, mais elle l’est aussi au sens premier du terme anglais, «odd, strange, weird, unconventional», inassignable, sans contours.

Odd, strange, weird, unconventional

Les deux romans de Kevin Lambert se passent dans un territoire imaginaire calqué sur le Saguenay – Lac-Saint-Jean natal de l’auteur. Tu aimeras ce que tu as tué emprunte la forme d’un récit d’anticipation, soutenu par les prophéties de Faldistoire. Ces dernières annoncent la destruction à venir de Chicoutimi, laquelle se réalisera dans une scène terrible qui en appelle à «la beauté de l’apocalypse». Le récit se déroule pour ainsi dire en deux temps, superposés, quasi simultanés, qu’il est parfois difficile de distinguer. Sorte de roman d’éducation, le texte se penche sur le devenir du jeune Faldistoire qui a huit ans au début de l’histoire. Or déviant très rapidement de la chronologie prévisible du Bildungsroman, la narration nous apprend que Faldistoire est mort à quatre ou cinq ans et qu’il est revenu, à l’instar des autres enfants décédés qu’il a fréquentés, mener une vie temporelle parallèle, poursuivant ses études, traversant l’adolescence, vivant ses premières expériences sexuelles avec son ami Almanach, comme si de rien n’était.

Querelle de Roberval porte le sous-titre Fiction syndicale et relate la grève des ouvriers de la Scierie du Lac inc., l’une des dernières à afficher son indépendance par rapport aux Produits forestiers Évolu, «chef de file mondial» dans le domaine des pâtes et papiers. Reprenant la structure des tragédies antiques, le roman met notamment en scène le beau Querelle, inspiré de celui de Jean Genet, qui séduit les adolescents de la région et trouble leurs pères, un peu à la manière du héros énigmatique de Théorème de Pier Paolo Pasolini. Querelle est un objet de désir, comme nous le rappelle à plusieurs reprises la narration qui transforme son corps en œuvre d’art:

Querelle n’existe pas. Il est l’illusion […]. Le mirage donne l’impression de pouvoir toucher ces grands pieds, ces longues jambes couvertes de poils pâles, ces cuisses, ce sexe et ces testicules collants de transpiration, ce nombril court et ce ventre raide, ces pectoraux et ces bras forts.

Si le titre du roman insiste sur la présence de ce trouble-fête, l’intrigue n’en est pas moins construite autour d’une galerie de solides personnages, du jeune patron manipulateur formé aux HEC, Brian Ferland, aux grévistes «radicaux» Jézabel et sa sœur Judith, Charlish, Christian et Abel, en passant par le syndicaliste Jacques Fauteux. S’ajoute un trio de jeunes garçons, ragazzi rebelles (encore Pasolini) voués à toutes les expérimentations, drogues, sexe, violence dans des scènes où leurs corps entremêlés deviennent les exutoires d’une haine sans limites envers le conformisme de leurs parents.

La petite maison blanche

Les univers romanesques de Kevin Lambert sont tendus entre deux pôles apparemment inconciliables. Aux récits de fondation, souvent mensongers, qui cimentent les communautés contemporaines, ils préfèrent la destruction et la violence, comme le montre ce passage de Tu aimeras ce que tu as tué:

La petite maison blanche, celle qui a résisté au déluge, celle qui est devenue par sa blancheur, sa ténacité et son manque de grandeur l’emblème de chaque Chicoutimien, fendille de toutes parts avant de verser par en avant, de dégringoler la falaise au-dessus de laquelle elle trône, et de s’affaisser sur le roc.

Le choix d’un tel emblème n’est pas anodin: la petite maison blanche, rescapée des inondations de 1996, symbolise la survie, le «courage et la détermination de la population de Chicoutimi et des environs», pour citer la page web du musée qu’est devenue ladite maison. Or c’est exactement ce que Tu aimeras ce que tu as tué veut éradiquer: le courage et la détermination des fondateurs, l’histoire érigée sur la vertu des conquérants, le père comme figure tutélaire d’une culture qui se soucie davantage du passé que du présent et de l’avenir.

Dans le deuxième roman de Lambert, tant les explosions commises par les raggazzi que la sexualité vécue sans entrave par Querelle et ses jeunes amants incarnent le refus de la loi des pères, dont l’hypocrisie et les désirs refoulés ne cessent d’affleurer au fil du récit. Comme ceux de Tu aimeras ce que tu as tué, les pères de Querelle de Roberval «pleurent toute la nuit leurs incestes ataviques sur la poitrine des épouses, qui les rassurent» et rêvent tout autant du corps que de la mort de Querelle. Le sacrifice de ce dernier, célébré dans un requiem grandiose réunissant des putti, des citoyens somnambules et deux cents jeunes garçons déplorant sa disparition, s’avère inévitable. La scène se présente comme une épiphanie mortifère à la gloire de ce qui n’est plus:

[…] c’est un chant triste et beau comme une colombe blessée, un air de souffrance et de misère; leurs voix brisées se languissent en des harmonies fantomatiques, étouffent des malédictions, des crescendo diaphanes, tendent vers l’archée: leur disparition.

Le sublime naît parfois d’une tobe de sécheuse

L’alliance du trivial et du sublime se manifeste également dans le style de Kevin Lambert. Comme la vraie vie, sa langue n’a pas de contours. Elle résiste aux encagements, se permet des sauts parfois périlleux, au risque de flirter avec le grotesque. L’auteur conjugue les registres, mêle les expressions vernaculaires aux vocables moins familiers. On se voit «talheur», on prend un «grand respir», on se méfie de ceux qui «font simple» tout en contemplant le «blanc marmoréen du lac». Puisant à tous les répertoires, Kevin Lambert pille volontiers – et sans toujours le reconnaître – les artistes qu’il a aimés. Qu’ils soient associés à la culture populaire ou savante, qu’ils soient Québécois, Américains ou français, qu’ils aient ou non la cote, tout cela lui importe peu: ses textes sont des mosaïques changeantes et refusent le figement des interprétations et les assignations à résidence. L’œuvre est queer, je le répète. J’irai plus loin en disant que le sublime y naît parfois d’une tobe de sécheuse, comme dans ce court passage de Querelle de Roberval décrivant une nuit paisible sur la plage:

Querelle et Jézabel. Nuit claire sur le lac calme et plat comme une mare d’huile, le reflet de la lune qui coule dedans, suinte l’humidité et la chaleur, un trente-deux degrés porté par les vents du sud. Les braises des derniers feux luisent encore dans les tobes de sécheuse sur la plage.

OumaPhoto : Oumayma B. Tanfous

Le temps paraît immobile, le lac est d’une parfaite sérénité, s’offrant aux flâneurs qui ont osé empiéter sur les propriétés privées des riches touristes. Dans un tel contexte, les tobes de sécheuse pourraient sembler déplacées, vulgaires débris industriels jonchant la plage, rappelant le saccage commis par les riverains, la construction désorganisée de manoirs neufs, la surconsommation ambiante et la pollution visuelle qui en découle. Mais elles sont aussi liées aux amitiés improbables qui se construisent parfois, le temps d’une nuit, autour d’un feu improvisé.

Kevin Lambert

Je terminerai ce texte en formulant une mise en garde. C’est un truisme sans doute, mais l’auteur est mort, il n’est pas fiable, il se joue de nous. Il invente, il crée des fictions, d’où l’absence de limites, les meurtres, les viols et les suicides. Kevin Lambert, d’ailleurs, n’existe pas ou il existe trop. Il est des personnages de fiction: déneigeur malchanceux dans Tu aimerais ce que tu as tué, écrivain à la solde du patronat dans Querelle de Roberval, il ne cesse de nous trahir. Il ne s’excusera pas auprès de nous ni auprès des auteurs, nombreux, qu’il a pillés. La vraie vie comme la fiction n’ont pas de contours.

 


Martine-Emmanuelle Lapointe est professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et directrice de la collection «Nouvelles études québécoises» des Presses de l’Université de Montréal.

 

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF