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La vérité des masques

La vérité des masques

Man is least himself when he talks in his own person. Give him a mask, and he will tell you the truth.
– Oscar Wilde

Autoportrait

Man is least himself when he talks in his own person. Give him a mask, and he will tell you the truth.
– Oscar Wilde

1.

Dans Supplément à la vie de Barbara Loden (P.O.L, 2012), Nathalie Léger cite Marguerite Duras qui s’énerve un peu: «L’autoportrait, je ne comprends pas ce que ça veut dire. Non, je ne comprends pas. Comment voulez-vous que je me décrive? Vous savez, la connaissance, c’est une chose difficile, une chose qu’il faudrait revoir, la connaissance de quelqu’un. Qui êtes-vous, allez-y, répondez-moi, hein?»

2.

Enfant, je dévore les livres qui m’attirent dans les allées du Club Price ou du Archambault. Ceux que ma grand-mère m’achète – elle qui comprend la nécessité de lire quand la vie ne tient pas les promesses des gros romans – se présentent à moi avec la même évidence que les best-sellers français ont aujourd’hui dans le milieu littéraire: j’imagine que c’est ce qu’«il faut lire en ce moment», et je fantasme une communauté de lecture invisible. Les livres du Archambault arrivent tout au plus en une trentaine d’exemplaires, ce qui est louche, et ceux de la bibliothèque de l’école m’ennuient la plupart du temps; je n’ai surtout pas envie de satisfaire ces professeurs que je déteste en faisant ce qu’ils attendent de moi. Je ne suis pas le seul à bouffer du Harry Potter, du Sally Lockhart, du Ewilan, du Silverwing ou des Orphelins Baudelaire (parfois aussi les Mary Higgins Clark et les Nora Roberts de ma grand-mère) puisqu’il y en a des centaines sur les tables basses de ce magasin aux allures d’entrepôt, où on achète aussi les essuie-tout, la viande et les repas congelés. La littérature est une marchandise comme les autres et c’est merveilleux. Les livres me donnent l’impression d’appartenir à ce groupe informe et innomé d’enfants «comme moi», d’enfants que je ne connais pas et dont je croise les regards piteux près du panier de leurs parents, qui doivent être malheureux elles et eux aussi, se sentir «différents», selon le qualificatif que m’a offert Cindy en me prenant à part dans la cour d’école. J’imagine que, puisqu’il y a de si hautes piles de livres, il doit y avoir d’aussi grandes masses d’enfants partout en Amérique du Nord qui ont envie de sortir d’eux-mêmes, parfois, et de disparaître, souvent. J’apprends de manière quasi traumatique que le pilon existe plusieurs années plus tard: avant cela, et jusqu’à récemment, il est entendu pour moi que chaque livre trouve son lecteur ou sa lectrice. C’est la marchandise, par sa présence fascinante, qui m’apprend que mon expérience est probablement partagée. Elle me le révèle en creux en la matière de ces centaines d’exemplaires disséminés dans le monde comme les témoins de ces solitudes. Le Club Price me promet que je ne suis pas le seul enfant triste. C’est une consolation chétive, mais une consolation quand même.

3.

Je consomme à la longueur de nuit des cycles chevaleresques ou des histoires de sorciers en espérant repousser le sommeil et le lendemain, des œuvres qui me proposent une sortie de la réalité vers des royaumes aux noms bizarres et des décors à construire, des personnages tout juste esquissés, que la lectrice ou le lecteur doivent étoffer, déployer, pour leur insuffler un peu de vérité. Dans les brèches de ces romans, mon désir contrarié et informe – qui, le jour, ne parvient jamais à atteindre les berges du langage – se fraye un chemin comme un germe qui cherche la lumière, en élaborant des fantasmes fragiles, des détournements périlleux, en greffant aux trous du texte des scènes encore plus vraies que celles écrites en toutes lettres sur les pages jaunes des gros romans. La description de la virilité exacerbée, parfois clownesque, de tel sire ou de tel espion suffit pour que je me transporte dans leur lit, au retour de la mission ou de la bataille, pour laver leurs plaies. Alors que tout, dans ces mauvais romans «pour garçons», semble planifié pour que le lecteur ou la lectrice s’identifie au héros, je m’aménage des identifications imprévues avec la dame ou l’espionne rebelle. Dans le dortoir de Gryffondor se déroulent la nuit tombée – je lis la nuit: presque la même que celle du roman – des rencontres entre les corps, des caresses interdites, des ensorcellements de sexes chauds, troublants. Je lis souvent les amourettes de Ron et Harry, et j’utilise le verbe «lire» à dessein. C’est la lecture qui imprime en moi ces scènes nouvelles, comme pliées entre les pages, inaccessibles aux lecteurs moins imaginatifs et désirants, mais pour moi pleinement lisibles et vraies, là, sous mes yeux, entre les chapitres.

Ouma 3

Photo : Oumayma B. Tanfous

4.

Parmi ces livres, il y en a un dont tout le monde parle à l’école. Il porte un drôle de titre: Amos Daragon. Les filles et les gars le lisent sans gêne. Quand je laisse traîner Sally Lockhart ou Ewilan sur mon pupitre, il faut que j’explique à celles et ceux qui m’écœurent que ce ne sont pas des livres «de filles»; je leur réponds que Leonis a les cheveux longs parce qu’il est Égyptien, pas parce qu’il est fif. «Gai», «fif», «tapette», traiter un garçon de «fille», lui dire qu’il bouge comme une fille ou qu’il est pire qu’une fille au ballon-chasseur sont les insultes suprêmes à l’école primaire, avec «ortho», «triso», «mongol» et quelques autres. Ritournelle bien connue, qui a atteint le rang de philosophie comme je le découvre plus tard avec ébahissement dans les livres de Judith Butler: les premières étiquettes qui me sont offertes pour me penser, pour nommer mon expérience, sont des insultes, abjectes, infectes, maculées par les crachats et les blessures encrassées de petits morceaux d’asphalte.

5.

Même s’il a les cheveux longs, on ne rit presque pas d’Amos Daragon. Son histoire est celle d’un élu, d’un porteur de masques, artefacts magiques qu’il doit amasser pour sauver le monde d’une menace extraordinaire. Chaque nouveau masque décuple ses pouvoirs magiques; lorsqu’ils sont portés, les masques se fondent de manière permanente au visage d’Amos, on ne les voit plus et on les perd dans ses chairs. Le masque, dans cette série, n’est pas pensé comme une fausseté qu’il faudrait arracher pour défendre ou révéler une vérité, comme c’est souvent le cas dans les œuvres de fiction. Sous tous les masques d’Amos, il n’y a peut-être aucune identité première, plus aucune origine; les masques ne représentent pas des dispositifs factices, malhonnêtes. Les masques dévoilent en même temps qu’ils cachent, et retirer l’un des masques signifie aussi immédiatement en présenter un autre. Ils protègent et étouffent à la fois le héros, ils constituent une force, certes difficile à porter et dangereuse, mais qui fait du vrai un authentique moment du faux.

6.

Mes masques sont fabriqués avec un artisanat maladroit mais patient. Des masques, on m’en collera plusieurs sur le visage, je les accepterai tous avec une extatique passivité. On me dit que j’ai l’air d’une fille et que je suis sûrement gai, que je suis efféminé ou – c’est un compliment – que j’ai «pas l’air gai», que je suis un homme ou que je n’en suis pas un. Je me dis souvent que je ne peux pas être aussi intelligente que telle personne, aussi extravertie que telle autre; les masques matérialisent des manques, des absences, ils ne sont pas du registre de la présence pure. Aujourd’hui encore, j’ai honte de cette inconsistance insurmontable qui me fait adopter tel rôle avec tel ami, puis un tout autre rôle dans un autre contexte. Je suis convaincu, par moments, que je n’existe que comme émanation du regard des autres. Le logo de l’application Grindr est un masque jaune sur fond noir, et sur le profil de certaines personnes, on peut lire «masc for masc1»; de ce masque, je suis évidemment, et comme plusieurs, exclu. Ceux-là ont au moins compris le lien étrange, mystérieux, qui unit la «masculinité» (on pourrait dire: le genre) et la mascarade2. Le masque masculin, longtemps, pour mettre fin aux humiliations, je souhaite ardemment l’arborer; j’étudie les gestes, les intonations de voix, la démarche, les attitudes et les intérêts qu’il faut avoir pour qu’on me l’accorde un jour. Mon père se fâche après moi parce que je casse les poignets3. Ma mère est étonnée quand je reviens de la maternelle le visage barbouillé en Poison Ivy, la méchante de Batman & Robin interprétée par Uma Thurman, qui ne porte qu’un masque léger, couvrant les sourcils. À cet apprentissage, j’échoue. Que les autres refusent de nous prêter un masque ne nous fait pas quitter le registre du masque; de ce refus, on se crée un nouveau masque. Dans l’avant-dernier tome de la série, Amos a du mal à trouver le dernier masque parce que celui-ci est en lui; il le portait en quelque sorte déjà. Quand, des années plus tard, j’arrête de désirer ce masque d’homme, en découvrant notamment que mon port mal ajusté a désormais comme par miracle une sorte de pouvoir d’attraction sexuelle, je suis pourtant chaque fois étonné quand on me le renfonce violemment sur le visage. Je ne me reconnais pas dans le mot.

7.

Il y a une grande banalité dans mes souvenirs, quelque chose d’impersonnel, de cliché, de tristement partagé; la banalité est peut-être le propre de la confession, mais il n’est pas impossible que dans cette banalité se trouve une forme de politique de la littérature, comme le pense Marie Darsigny dans Trente (Remue-ménage, 2018). Elle ne l’écrit pas explicitement, mais cite Elisabeth Wurtzel et Chris Kraus, en se servant des mots des autres pour parler de la texture de ce «soi» qu’il faut porter, on le sait bien, comme un masque: «The things that happen to me are things that happen to everybody. They’re not unique

8.

«Je redoute l’autoportrait, […] cela me semble une tâche difficile de parler de soi», écrit Marie-Claire Blais dans Lettres québécoises (no169, printemps 2018).

9.

Le masque d’Harry Potter est discret, un petit éclair sous le toupet. La famille d’Harry se fait attaquer par Voldemort alors qu’il est bébé, ses parents meurent, mais il survit, ne gardant de la violence que cette petite cicatrice qui lui brûle le front, et le lie pour toujours à l’agresseur.

10.

Nos masques marquent la distance infranchissable entre ce qu’on ressent et ce que les autres perçoivent; ce phénomène étrange se produit lorsqu’on tient pour acquis que parce qu’on rit, on va bien.

11.

Dans The Legend of Zelda: Majora’s Mask, un jeu de Nintendo 64 auquel je m’adonne chez une de mes gardiennes, existe un masque à la puissance apocalyptique, tellement terrible qu’il a été enterré par les anciennes tribus oubliées d’Hyrule avant de se retrouver sur l’étal d’un marchand imprudent. Un petit être bizarre nommé Skull Kid trouve le moyen de s’emparer du masque de Majora, et menace grâce à sa puissance de faire tomber trois jours plus tard la lune sur la Terre. Je connais bien Skull Kid, c’est un garçon qui doit avoir deux ans de plus que moi et que j’admire plus que tout, il vit avec nous. J’ai sept ou huit ans, Skull Kid est mon idole et il le sait, il peut me faire pleurer, rire ou hurler de joie à sa guise. J’ai le consentement insouciant, presque joyeux. Il me montre des choses que je ne connais pas; il m’apprend aussi à tenir un secret. Pendant peut-être un an, il fait tomber la lune sur la Terre.

12.

«Quelque chose comme ma présence au monde s’efface.» Vanessa Springora, Le consentement (Grasset, 2020).

13.

Certains masques sont plus faciles à porter que d’autres comme certaines expériences collent mal au visage. «Pendant des années, je me débattrai moi aussi avec cette notion de victime, incapable de m’y reconnaître.» (Springora) Une solution est de se déclarer coupable, de lier la faute à toutes les autres, les parents séparés, les inconduites à l’école, de lier fatalement violence et homosexualité, d’aimer la première et de détester la seconde, de vouloir purger la douleur, la culpabilité et la honte. Pour cela, nos représentations, nos constructions sociales offrent une possibilité qui m’assaille sous la forme d’une image insistante, le couteau que j’ai vu traîner sur l’égouttoir avant d’aller me coucher. À partir de neuf ans, nuit après nuit, comme Macbeth je vois des couteaux, et j’entame un pénible et conscient processus de refoulement pour leur échapper, je me déprogramme – sans connaître le mot – de certains affects, de certains souvenirs. Ces nuits-là, aucun roman ne fait l’affaire, je me terre dans l’univers bête, rassurant et répétitif des comics Archie qui, littéralement, me sauvent la vie. «Était-ce un ciel de Venise quand il m’enlevait / À la stupidité d’une pelouse» (Jean-Paul Daoust, Les cendres bleues, 1990).

14.

Skull Kid revient malgré tout me trotter dans la tête, je me surprends encore aujourd’hui, effaré, à le chercher sur Facebook, à googler son nom bizarre en tremblant. Alors que tout le monde est trouvable en un clic, lui semble s’être dissipé. Je me prends à penser que j’ai tout inventé.

15.

Une amie fine détective trouve une photo récente de Skull Kid. Il ne porte plus son masque effrayant, pourtant, les traits sont les mêmes. Il m’aura fallu vingt ans pour voir autre chose que cet air grimaçant auquel je rêve encore,
et ressentir de la pitié pour l’enfant qui le portait. Par naïveté peut-être, je ne parviens pas à croire qu’un garçon de dix ans connaisse si intimement la violence, la manipulation psychologique et les logiques retorses du désir et de la sexualité, de l’amour forcé, promis, du rejet habilement servi et du silence obligatoire, sans y avoir lui-même goûté d’une manière ou d’une autre, terrible, inimaginable, avant que nos vies se croisent. Parce que je souffre, je lui invente une souffrance analogue. Dans les jeux vidéo de mon enfance, les méchants comme Skull Kid existent, mais j’ai besoin de croire pour me maintenir à la surface que la vie tolère plus de complexité. Les nuances me donnent un peu d’air, je travaille à produire des images du monde, des récits de mon expérience plus irrésolus et moins clairs que ceux que me proposent ma rancœur, ma peur, ma douleur et ma haine. La ligne entre la nuance et la négation des abus est mince: moi seul peux la tenir. Je me répète néanmoins tous les jours ce que le personnage de Joseph Gordon-Levitt déclare à la fin de Mysterious Skin, de Gregg Araki: «I wish there was some way for us to go back and undo the past.»

16.

J’aimerais trouver les mots pour dire qu’un rapport quotidien à la mort ne signifie pas la fin de la vie, qu’il est possible de vivre avec une relation intime au suicide. Le dire sans sensationnalisme, sans qu’on me prenne en pitié ou qu’on se moque de moi.

17.

Dans nos chambres, on ne se surprend plus de la fureur des garçons attirés par nos masques imparfaits, on la connaît trop bien, on l’a connue trop tôt, et on la cherche encore pour en jouir. «Personne ne peut abuser d’elle, c’est déjà fait», écrit Josée Yvon dans Danseuses-mamelouk (Herbes rouges, [1982] 2020).

18.

La révolte naît d’abord dans le langage, et notre premier rapport à la transgression se fait par les mots qu’on nous éduque très jeune à ne pas dire, sans nous expliquer pourquoi. En troisième année, un garçon assis à côté de moi me met au défi d’écrire, sur un bout de papier, «veux-tu faire une pipe à Jacob», et de le passer à une amie sous le bureau. Je n’ai aucune idée de ce qu’est une «pipe», la phrase ne veut rien dire pour moi. La suppléante qui remplace ce jour-là, une femme extrêmement violente envers les enfants comme plusieurs professeur·es que j’aurai dans mon parcours scolaire, intercepte le mot, et m’engueule devant toute la classe, rouge de colère. Je passe le reste de la journée dans le bureau du directeur, qui appelle mes parents sans doute pour leur raconter que je suis une sorte de pervers sexuel. Tout le monde me traite comme un terroriste sans m’expliquer le sens de mon acte, sans se questionner sur ma compréhension du mot maudit. J’apprends, toujours ignorant de ce qu’il veut dire, que le mot «pipe» peut créer une véritable tempête, qu’il peut occuper le directeur pendant toute une journée, faire pleurer ma mère, rendre folle de rage une remplaçante, m’attirer une punition d’une semaine. Notre seul espoir réside dans le fait d’imaginer que la littérature puisse avoir, dans le monde, le même impact que le mot «pipe» griffonné sous un bureau d’école primaire.

  • 1. Expression machiste signifiant «masculin pour masculin», qui vise à indiquer que le sujet se considère comme «viril» (pas efféminé) et qu’il ne cherche des relations qu’avec des hommes qui correspondent à ce critère.
  • 2. Je pense à Joan Riviere et à sa Féminité mascarade (Seuil, 1994).
  • 3. Expression utilisée par mon père pour me dire d’arrêter de me tenir les poignets mous, pliés.
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