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La solitude du chiffre un

La solitude du chiffre un

L’autrice, dans un long monologue, dit l’inaltérable solitude à laquelle l’humain est confronté.

Roman

L’autrice, dans un long monologue, dit l’inaltérable solitude à laquelle l’humain est confronté.

Un ne sera toujours et à jamais qu’un: c’est ce à quoi pourrait se résumer cette première très belle œuvre de Salomé Assor, qui inaugure également la collection «Prose» des éditions Poètes de brousse. Une prose cependant qui impose sa forme, surtout son absence de forme, puisqu’ici, nulle structure, ou en tout cas, pas celle qui modèle la phrase d’un sujet, d’un verbe et d’un complément. De phrase, en fait, il n’y en a qu’une, qui se déplie sur une centaine de pages.

Tout au long du récit, la narratrice s’adresse à un tiers qu’elle appelle Monsieur, sûrement le serveur, car elle demande d’entrée de jeu une table pour une personne. Mais elle pourrait aussi bien destiner sa très longue phrase au lecteur. Ou encore elle envoie son récit dans le désert, n’espérant qu’entendre l’écho dont elle pourra se satisfaire. Enfin, il est probable que le sujet parle tout seul, car la solitude est au centre de cette onde qu’est le texte d’Assor, lequel vous saisit autant qu’il vous plonge dans une lente dérive qui ne s’arrête qu’à la fin — et encore, pas tout à fait —, le texte se terminant sur une apostrophe, suggérant que la solitude ne nous quitte jamais.

Combler l’espace par le langage

La quatrième de couverture annonce une parenté avec l’écriture de Beckett, ce qui nous fait dire qu’on ne lésine pas sur la comparaison. Mais il y a effectivement quelque chose du grand Irlandais, à commencer par la fatalité de l’existence et son absurdité:

[…] la tristesse d’un homme est un chagrin universel et s’il existe une entente où tous se rencontrent sans broncher c’est bien là dans le gouffre généralisé de l’évidence, le creux du débat clos, trivialité des débuts anéantis au profit du tyran de l’achèvement […].

Ce qui débute prendra fin un jour ou l’autre; ce qui naît finira par mourir. Le refus de la mort teinte l’entièreté de la vie chez la narratrice de Un, au même titre que l’impossible rencontre avec l’autre, autre sujet cher à Beckett. Si dans Oh les beaux jours, Winnie espère un geste, une parole, un soupir de Willie, chez Assor, le désir de liens est freiné par l’impossible communicabilité avec l’autre. Dès les premières pages, la narratrice sait qu’elle se trouve dans une zone sans issue: contrainte à l’isolement et à une mort éventuelle, elle se débat dans l’entre-deux, cherchant malgré tout un réconfort, un certain salut. C’est par le langage qu’elle le trouve, le confrontant au silence intolérable, car il lui rappelle l’absence: «[…] l’écriture est une tentative un peu naïve de rapiécer ces déchirements qui vous décousent jusqu’à la moelle […]». Sa logorrhée est la réponse qu’elle oppose au néant.

Le rythme qu’impose ce livre donne l’impression d’un état d’urgence, comme s’il fallait en appeler au miracle pour sauver la situation. Le fait que la narratrice se sait perdue d’avance, mais qu’elle continue, dans un souffle presque incantatoire, à se charger d’espérance, donne une grande force à l’œuvre. Le mélange de candeur et de lucidité qui l’anime participe de cette dualité, laquelle oscille constamment entre le manque et la fierté de se suffire à soi-même, entre le désir d’absolu dans la rencontre avec l’autre et sa constante déception. Dans son monologue qui ne commence ni ne finit nulle part, il y a aussi la précipitation à remplir le vide. Pour ne pas perdre pied, la narratrice s’assure d’avancer sur la corde raide sans s’arrêter. En faisant une pause, elle risquerait de prendre conscience de sa hauteur et du danger qui la guette: «[…] je ne saurais dire précisément ce qui insiste au creux de moi, ces questions qui se superposent et m’imposent ces spasmes de mots […].» Elle sait seulement que, pour ne pas céder au vertige, elle doit continuer.

La quatrième dimension

Le temps se décline de plusieurs façons dans l’œuvre. Celui d’une vie dont on ne connaît jamais la durée, celui de l’attente. Le temps sans limites, celui qu’on croit toujours avoir avant de s’apercevoir qu’il est trop tard. Le temps impérissable, comme celui qui fait dire à la narratrice: «[…] ma panique est sans échéance […]». Le temps est cerné dans la forme même de l’œuvre et oblige le lecteur à prendre son air là où il peut. C’est ce qui réjouit chez Assor: elle nous fait perdre le souffle, nous fait manquer d’équilibre, puis nous reprend avec elle sur le fil. Cela ne nous console pas de tout, mais nous savons désormais que nous sommes au moins deux à être seuls. ♦

Auteur·e·s
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Auteur
Salomé Assor
Montréal, Poètes de brousse
2019, 112 p., 20.00 $