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La responsabilité du bonheur

Stéphanie Jasmin évoque le destin d’une femme ayant connu l’entièreté du XXe siècle dans un monologue d’une lucidité bouleversante.

Théâtre

Stéphanie Jasmin évoque le destin d’une femme ayant connu l’entièreté du XXe siècle dans un monologue d’une lucidité bouleversante.

Dans Les dix commandements de Dorothy Dix, Stéphanie Jasmin, codirectrice artistique, avec Denis Marleau, de la compagnie de théâtre UBU depuis 2000, donne la parole à une femme à la fois d’hier et d’aujourd’hui, une centenaire dont elle s’assure de déployer toute la complexité. Cette œuvre captivante est la suite d’une exploration amorcée avec Ombres (inédit, 2005) et Les Marguerite(s) (Somme toute, 2018).

Garder le sourire

Sous le pseudonyme de Dorothy Dix, l’Américaine Elizabeth Meriwether Gilmer (1861-1951) a prodigué pendant trois décennies des conseils matrimoniaux dans les pages du quotidien néo-orléanais Daily Picayune. Dans les années 1940, alors que ses textes étaient repris dans plus de deux cent cinquante journaux à travers le monde, et que son lectorat était estimé à soixante millions de personnes, la pionnière du courrier du cœur recevait cent mille lettres par année.

Dans sa chronique la plus populaire, «Dictates for a Happy Life», Dix promettait rien de moins que l’atteinte du bonheur par le respect de dix préceptes. Ces «Dix commandements pour être heureuse» servent de structure à la pièce de Jasmin, publiée aux éditions Somme toute et créée par Julie Le Breton, dans une mise en scène de Denis Marleau, à l’Espace Go en février 2022.

Prise de parole

[I]l faut peindre le bonheur sur mon visage, ainsi les autres seront plus heureux de me voir et je serai plus heureuse qu’ils me regardent, ils seront rassurés parce qu’ils verront une possibilité sur mon visage, une possibilité de bonheur même à cent ans, […] ils ne verront pas la mort mais le sourire éternel du bonheur, il faut travailler soir et matin pour entretenir ce visage du bonheur, il ne faut pas que ma volonté s’éteigne.

Celle qui parle n’est pas Dorothy Dix, mais l’une de ses fidèles lectrices, une femme qui a traversé le XXe siècle en cherchant, comme tant d’autres, la clé du bonheur; en faisant de son mieux, sans provoquer de vagues, sans s’engager dans des luttes, sans briser le silence – du moins avant aujourd’hui, alors qu’elle est au terme du voyage, à l’heure des bilans, et tandis que les mots sont libérés, voire souverains. Cette protagoniste dit désormais sa colère, son épuisement d’avoir donné la vie à six reprises, sa dépression, ses tourments, ses larmes… En s’inspirant du destin de sa propre grand-mère, Jasmin signe une prise de parole, dans le sens le plus lucide de l’expression:

[J]’ai une vie pleine de manques et trop remplie par les autres mais en fin de compte c’est ma vie, j’ai aimé ces autres autour de moi, je les ai aimés malgré tout plus fort que moi, je les ai aimés même si parfois ils me dévoraient, je les ai aimés même si parfois je me sentais si seule entourée, je les ai aimés de manière irraisonnée, secrètement, profondément, le bonheur est parfois incompréhensible, il est parfois insupportable, il est imprévu, frappe sans prévenir comme le malheur […].

Accueillir la joie

Télescopant les époques, rattachant dans le désordre, mais avec soin, les différents âges de la vie de la protagoniste, le monologue, une délicate et profonde exploration de la psyché féminine portée par une langue d’une admirable souplesse, est à la fois rétrospectif et introspectif. Il est question de l’enfance, de la mère, du père, des frères, des sœurs, de l’envie «d’inventer des mondes fabuleux avec les mots», de la volonté de découvrir la planète, puis de l’inévitable mariage, des enfants, des petits-enfants, et de ce vide terrible qui subsiste malgré la sécurité matérielle.

Tant de violences quotidiennes, d’occasions manquées, de désirs réprimés et d’horizons bouchés. On pense à Virginia Woolf et à Sylvia Plath, à toutes les femmes enfermées par leur époque, leur condition, leur famille, leur union, le système de justice, la société. Après une vie de compromis, après un siècle de retenue, après une existence entière à rester discrète et silencieuse, à sauver les apparences, à s’assurer de correspondre à cette image de la femme parfaite, l’héroïne de Stéphanie Jasmin se libère en mettant fin à l’imposture avec une justesse et un souffle qui forcent l’admiration:

[V]ous vous trompez Dorothy Dix, je ne suis pas responsable de mon bonheur, je n’ai qu’à accueillir la joie quand elle passe, […] c’est ça, ma vie, une goutte dans l’océan parmi les milliards d’autres vies mais en fin de compte la mienne, unique, précieuse, j’aurais voulu parfois en vivre une autre, mille autres, mais il n’y en a qu’une seule, je suis une seule.

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Stéphanie Jasmin
Montréal, Somme toute
Répliques
2022, 48 p., 12.95 $