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La réponse du funambule

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Il était petit, ce funambule. Ce n’était pas une impression causée par la hauteur. Non. Il était petit.

Il y avait beaucoup de sang, bien rouge, à l’intérieur de sa tête; on le voit. Contre le sol, tout le monde se ressemble. On dirait un jouet brisé.

Il marchait sur le lien mince, les pieds gantés, un bout d’horizon souple posé sur ses paumes. Il marchait au-dessus de la mort.

Il s’aimait si peu, il ne pouvait nous offrir davantage. Remarquez, nous, on ne lui avait rien demandé. Il est tombé, c’est tout.

Personne ne pleure la mort d’un funambule. Même pas ceux qui l’applaudissaient. C’était son choix, pensent-ils. Qui dira le contraire? Le temps d’une chute, c’est bref pour s’expliquer.

À chacun de ses pas, l’impossible reculait. Le présent enfilait telles des perles chaque instant exaucé. Il marchait sur nos yeux, grandes agates glissantes.

Sur les corniches, les garde-fous, les falaises, tous les désespérés du monde s’immobilisaient en même temps, étirant le cou et tendant l’oreille sans savoir pourquoi.

*

Il y a le fil, il y a les ancrages, l’avant, l’après, la perche, le ciel, la terre, il y a le funambule. Et il y a nous. Pas de funambule sans nous. C’est un délicat mécanisme métaphysique, une boîte à musique toujours menacée d’un tour de clé de trop.

Avant, il faut équilibrer les deux hémisphères cérébraux, ancrer ses hanches à l’axe gravitationnel. Un barreau après l’autre, il faut revendiquer sa liberté, briser l’élastique de la peur.

Le funambule grimpe une longue échelle, puis une deuxième, atteint sa plateforme. Du clocher de la basilique, de la tour des affaires ou du dôme de l’opéra, c’est toujours vers la grande horloge de l’hôtel de ville qu’il marche.

Opposant son pas souple au tic-tac du pendule, il avance. Souveraines, ses enjambées se décalent de celles de la trotteuse en fer. À contre-jour sur son fil, avec sa perche, il évoque quelque éphémère, insecte du vertige, patineur sur ce lac inversé.

Sur la place, on l’admire. On se questionne aussi. Le chœur des souffles retenus veille sur sa fragile apesanteur. Tous comptent les pas de ce silence si près d’être définitif. On se demande s’il arrivera à temps. Il salue chaque fois avec le carillon de l’heure, auquel se mêlent cris, bravos, applaudissements.

Mais le funambule doit d’abord ignorer la foule, au risque de la rejoindre. Il nous convie à cet exercice de l’âme: en simple habit de solitude, tenir en respect la mort. Et l’improbable. Il le fait brièvement, le temps que nous devenions, avec lui, ce poème, comptine cruelle de Gauvreau, méditation de Rilke, affiche de Toulouse-Lautrec.

Après, il redescend par les escaliers de service. Il lui semble rentrer sous terre. Sur les pavés, peu d’entre nous le reconnaissent, bien qu’il titube tel un matelot au milieu de la plaine obstinée.

Alors parfois, il s’assoit sur un banc, bras appuyés sur le dossier et tête à la renverse. Il n’y a plus que le ciel, et la ligne d’horizon qu’il y a dessinée. Qu’écrit-il sur cette ligne? Regardez-moi? M’en croyez-vous capable? Si je tombe, allez-vous m’attraper? Que dit un funambule? Tout est possible? Et ce matin, elle, pourquoi n’a-t-elle rien dit?

Dans de pareilles pensées, on peut facilement s’enfarger.

*

Bref il est tombé.

Depuis, le ciel a faim.

Il vivait seul à ce qu’on dit. Son chat n’est pas d’accord. À la radio locale, ils ont repassé l’entrevue.

Paraîtrait-il que tout gamin, il marchait en regardant ses pieds. Façon de parler; façon surtout de ne pas le faire. C’était un enfant taiseux. Entre lui et les autres, le fil semblait bien mince. Là-haut, il dut lever la tête. C’est le pied qui trouve la corde, pas l’œil.

Mais la moindre conversation releva toujours pour lui de l’équation à deux inconnues. Chaque matin, marchant vers le café, il inventait une phrase nouvelle. Pour elle. Jamais les bons mots jamais au bon moment. Chaque matin, elle lui répondait «Un instant s’il vous plaît», donnant le change à quelqu’un d’autre. Un instant s’il vous plaît… Ce matin-là, il la prit au mot. Il sortit de sa poche un feu de Bengale, l’alluma et le planta dans un muffin. Aucun mot ne convenant, elle est restée bouche bée. Il est reparti, vers la Grand-Place.

*

Brusquement, au beau milieu du vide, comme évitant une flèche, le funambule penche le torse à droite; du pied gauche il grafigne le bleu. N’y laisse pas de traces. Retient son souffle. Sans résultats. Sa perche bientôt marque midi. Il a perdu. Et pas que l’équilibre. Mais l’instant s’éternise; son écho dans la foule le démultiplie. Des cris jaillissent, inutiles fusées de détresse. Le funambule cesse de lutter. Chacun le voit, l’a vu et le dira. Il a lâché la perche, il s’est laissé tomber, en position fœtale. La foule s’est écartée, lui a cédé la Place. Il est mort sur le coup, au centre de l’attention, transformant le cercle des gens en un œil injecté de sang.

*

Pendant plus d’une semaine, le câble est resté là.

Une ligne ainsi tendue seule en plein ciel excite la soif des récits.

Les phrases qu’on n’ose pas y courent vers la mer.

Le lendemain, sous la pluie, une longue passante, mordillant ses lèvres lattées, y fit les cent pas discrètement, sans pour autant quitter le sol, ni même ouvrir son parapluie. Deux jours plus tard, on trouva un chat mort sur les pavés, étendu dans son ombre rouge. La silhouette des badauds pâlit.

*

Toujours il marchait vers l’horloge. Il avait sans doute ses raisons. Tenant sa perche telle une offrande, on eût dit qu’il portait vers le grand cadran blanc une aiguille manquante. Pas celle des secondes, des minutes ou des heures, non, l’aiguille à marquer les instants.

Altier et droit semblable à une femme africaine sous le gros bidon d’eau, que portait-il, ce muet funambule, tombé sans même un cri? Le petit homme timide, tout habillé de contre-jour, a su garder pour lui ses pistes désertiques et leurs vents ensablés. Peut-être portait-il, pour les pleutres ordinaires, le danger de magie?

Nous? On déposait nos sacs. On s’arrêtait. Ce n’est quand même pas rien. On escaladait l’agenda, les encombres. On s’étendait sur le toit de nos vies. Puis nos âmes dansaient secrètement avec lui l’invisible tango à l’octave céleste. Parfois un chien hurlait.

*

Le funambule est le moins sage des enfants. Mais, en cachette de leur propre cœur, tous les bons élèves l’envient. Sauf lorsqu’il meurt bien sûr. Les tendres alors tombent un moment dans son silence. Les autres s’éloignent en chantonnant sans y penser Les regrets confortables, une chanson d’Aznavour qui ressemble à La bohème, mais qui n’existe pas.

De nos jours, il est vrai, bien des funambules travaillent au filet et bien des poètes vivent de salaires. Mais ça ne les empêche pas de mourir, vous savez. Nous demeurons colocs de cosmos et d’humus.

Écrire sur la ligne du Temps est une chose étonnante et risquée. Les mots y changent de sens et de place avec les années. Nos récits se transforment. Nos petites gloires s’oxydent. Et les os se rappellent à notre bon souvenir. Pourrir, n’est-ce pas l’apothéose du fruit?

*

Que dit le funambule?

Il dit: «Oui, c’est possible.»

Il dit: «Levez la tête.»

*

Levez la tête.

 


Christian Vézina est surtout connu pour son travail d’interprétation et de mise en scène des grands textes poétiques. Parallèlement, il a écrit un peu de théâtre et quelques recueils (poésie, aphorismes, billets radiophoniques). De nature aventureuse, il a récemment tourné le dos à la scène pour devenir un jeune auteur plein de vie avec la mort devant lui.

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