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La page est une chambre

Une chambre à soi?
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Une chambre à moi, j’ai eu la chance d’en avoir une dès ma naissance où, enfant unique et choyée, on m’a chaque soir bercée et couchée dans mon petit lit. Une fois seule, dans le noir, je me racontais, non pas sous forme de mots, mais sous forme d’images qui descendaient de mon plafond en grappes de couleur, des histoires infinies, tantôt épiques, tantôt torrides; souvent il s’agissait de longues énumérations: de quoi aurai-je besoin dans ma fusée, sur mon île déserte, dans mon minivan d’aventurière? Casseroles multifonctions, perroquets polyglottes, robes de bal à crinolines froufroutant jusqu’au plafond, piolets ou lampes fluorescentes pour descendre au centre de la Terre? Mes rêveries en chambre contenaient d’autres chambres, d’autres univers clos et raffinés, exactement comme Alice ouvre des portes qui mènent à d’autres portes. Mon sommeil était la porte ultime où je me faufilais en dernier, fermant la marche du cortège.

Plus tard, mon frère est né, et j’ai partagé ma chambre. Je m’endormais après lui, au son du petit souffle qu’il ne fallait pas interrompre. Et surtout, je vivais sous mes draps. Je m’armais d’une lampe de poche, c’était le temps des livres dévorés: Eugène Sue et
Les mystères de Paris, Nicole Viloteau, la «femme aux serpents», Stephen King et les Maupassant des bordels normands… S’y ajoutaient le roulis des cassettes audio écoutées au walkman, la musique des Pogues et de Lio. Le vendredi soir, il y avait aussi le murmure de la radio, celui d’un talk-show érotique nommé Intérieur nuit, je crois, avec la voix de la jeune femme, dominatrice émouvante, qui menait les interviews en parlant très près du micro sur la bande-son du Gainsbourg de I am the boy.

Je ne me souviens pas de cette chambre-là durant le jour. Il faut dire que le jour signifiait à l’époque une confrontation raide avec le réel de mes congénères, du collège, sans l’atténuation d’aucune pénombre. Je n’étais pas vilaine, mais un peu dégoûtante avec mes odeurs de rousse, toujours un peu sale et veule, rejetée, différente. Comme beaucoup d’adolescentes, j’aurais voulu avoir le don d’invisibilité, justement, comme dans la chanson. Ne plus vivre que la nuit. Ma chambre me protégeait, sans me suffire tout à fait. Elle était d’ailleurs réduite à la portion minimale, celle de mon lit, petit navire où je marinais à fond de cale.

Et puis tout à coup (miracle!), j’ai arrêté d’être dégoûtante, et j’ai quitté ma chambre pour rejoindre celle des autres. Celles de mes amies, celles de quelques garçons ou bien celles des fêtes ridiculement rhomériennes (la chambre entrait alors en concurrence avec la salle de bain) où on dansait tous comme Pascale Ogier dans Les nuits de la pleine lune, sérieux comme des papes et assoiffés d’amour. Bref, j’ai eu moins besoin de chambre à moi en grandissant. Mais même pendant mes voyages, mes infidélités et mes absences, je n’ai pas cessé de m’intéresser aux chambres, littérales ou figurées: c’est une époque où j’ai compris que les chambres étaient partout. Leur motif clôturé, bienfaisant, créateur, on le retrouvait à toutes les échelles, à tous les coins de rue. Qu’est-ce qu’un poème, disait ma prof de littérature à l’université en citant Pétrarque, sinon une «chambre d’échos»? Le cliché est vrai, un poème est une chambre, une camera, une chambre, c’est une image déployée intensément, réverbérée dans tous les sens, comme un poème. Qu’est-ce que la toile d’un peintre, ou le cadre d’un cinéaste? La page est une chambre et la chambre est une page!

Sans chambre, pas d’œuvre… pour les autres, pas encore pour moi. Pendant longtemps, en bonne Française bien policée, j’ai admiré les œuvres des autres, je les ai étudiées, disséquées, sans penser une seconde que je pourrais essayer moi aussi, puisque j’en mourais d’envie. Les créateurs étaient des hommes, ils écrivaient partout où ça leur chantait, le monde était leur chambre. C’est pendant mes études universitaires que j’ai entendu parler pour la première fois de la «chambre à soi» de Virginia Woolf, mais franchement, je suis d’abord restée de marbre devant ce texte. Ça s’installe tellement en douceur, l’aliénation. C’est difficile à secouer, il en faut des douches froides et des illuminations! Il m’a fallu un temps considérable pour approcher ce mystère pourtant évident. Pour créer, il faut d’abord un espace où pouvoir le faire. Aux femmes, à qui on avait pourtant attribué le règne domestique, on arrachait la culture de l’intime en les dépossédant méthodiquement d’un espace où l’exprimer. Woolf dit aussi que, pour écrire, une femme doit «tuer le démon du foyer». On ne peut pas dire que je l’aie suivie à la lettre, avec mon obsession anxieuse du cocon propret…

Toujours est-il que, là encore, dans le chemin qui m’a menée à l’audace de créer par moi-même, la chambre a eu un rôle à jouer.

Seulement, pour me connaître écrivaine, j’ai dû sortir de mon lit et conquérir mon bureau. Je n’écris pas souvent dehors, dans les cafés par exemple, comme certains qui prétendent se cacher dans la foule. Si je veux espérer passer à l’acte, il me faut mon attirail, il me faut mon «chez-moi»: photos, cartes postales, montagne de carnets, statuettes de phoques gris, icônes, bougies, tralala… Le «surcroît d’intimité» ne suffit pas, la rêverie doit prendre le chemin de l’encre, le chemin du travail hors de soi, sinon elle court le risque de l’évaporation, et peut-être le risque du regret stérile ou de l’hébétude. Il faut vaincre des obstacles puissants. Impossible de faire en sorte que le travail devienne aussi doux que la rêverie. On y passe par le «chas de l’aiguille» ou «dans la manche de fourrure», comme dit Ossip Mandelstam dans un de ses poèmes. La chambre devient le lieu d’un labeur, d’un labour, celui de la «terre noire» dont parle le même Mandelstam, et j’y ajouterais les mots de la sorcière écoféministe Starhawk: «pour germer, la graine doit d’abord s’enfoncer dans le noir de la terre». Alors je m’enfonce, au plus profond que je peux. Parfois c’est du goudron collant, parfois du thé noir de Sibérie, parfois c’est moelleux et confortable, mais il faut se méfier!

Aujourd’hui, je travaille et je dors dans ma chambre. Toute cette intimité, repliée sur elle-même comme un animal qui hiverne, cette intériorité de créatrice, de lectrice, je la recherche et la nourris toujours, maintenant que j’ai grandi et vieilli. J’ai travaillé dans ma chambre, mais surtout grâce à ma chambre. Évidemment, une ambiguïté demeure: trop m’enraciner m’étouffe vite. On est toujours sur un fil dans ces affaires. Mais vaille que vaille, je continue à m’atteler, et surtout à aimer m’atteler.

Peu à peu pourtant, le filet devient plus faible, les images plus lointaines. Il me faut parfois batailler avec mon imaginaire tari, un peu usé plutôt, celui d’une femme d’âge mûr qui sait tout ce qu’elle doit à sa solitude close, «chambrée». Par fatigue, je fais défiler sur Pinterest des images… de chambres! C’est absurde. Des chambres à l’infini, plus ou moins conventionnelles, plus ou moins chaleureuses, elles restent mon refuge vaguement frelaté.
Et puis quand le soir tombe, subsiste le fond de mes draps, toujours ces plis qui m’accueillent pour lire et rêver doucement, le monde des images se déploie de nouveau. Celles des autres, mais pas seulement. Un peu des miennes continuent de descendre en grappes du plafond. Paradoxalement, c’est dans ce demi-sommeil que je me sens le plus vivante, et à l’épreuve du temps.

 

 


Enseignante au Collège international Marie de France à Montréal, Emmanuelle Caron est auteure jeunesse (dans la collection «Médium» de l’École des loisirs), de romans (Tous les âges me diront bienheureuse, Grasset, et Les lois du jour et de la nuit, Héliotrope), de poèmes et d’une pièce de théâtre: Le chant de l’infirmière (Hamac).

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