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La nuit dans la nuit

Dans son plus récent recueil aux Herbes rouges, l’archiviste Stéphane Jean nous entraîne dans un univers à la noirceur paroxystique. Âmes sensibles s’abstenir.

Poésie

Dans son plus récent recueil aux Herbes rouges, l’archiviste Stéphane Jean nous entraîne dans un univers à la noirceur paroxystique. Âmes sensibles s’abstenir.

La patience des labyrinthes (Les Herbes rouges, 2014), le précédent livre du poète originaire de Montréal, a été ma porte d’entrée dans son œuvre. J’en avais trouvé un exemplaire dans une bouquinerie, il y a quelques années. Son titre mystérieux m’avait attiré; sa technique, intrigué. Stéphane Jean pratique une poésie radicale qui tend vers l’abstraction. Son écriture fascine pour mieux nous égarer: on suit les vers, puis on réalise qu’on est en dehors du sens. Elle m’évoque l’art ténébreux de Pierre Soulages, célèbre pour ses toiles obscures qui semblent sculpter la nuit elle-même; musicalement, nous sommes plus proches du drone, avec sa tendance à étirer les notes graves jusqu’à l’insoutenable; littérairement, par sa volonté d’inquiéter le sens, le travail de l’auteur de Géométrie des cataclysmes (Les Herbes rouges, 2009) rappelle celui d’Annie Lafleur et de Benoit Jutras.

Feux follets

L’imaginaire de Refuge pour ténèbres est apocalyptique: on traverse un charnier, une nature dévastée par je ne sais quelle fin du monde. Dès l’ouverture, le ton est volontiers fataliste.

un couteau jamais déposé
d’un siècle à l’autre l’enfer passe
sa main sous le fleuve
voyez les mouches s’élever
de nos cœurs comme des drapeaux
ces rives à bout de souffle

Le malheur et la souffrance sont les constantes de la condition humaine. Cette conviction sert d’armature au propos de l’ouvrage. Le monde dépeint dans Refuge pour ténèbres est voué à la catastrophe, au désastre: «les prairies se donnent un visage d’averse / nos chemins effrayés dans la cage de l’œil». Pour Jean, le verre n’est ni à moitié vide ni à moitié plein; il est brisé, tout simplement. Par conséquent, la première tâche de l’artiste est de rendre compte de cet état de fait, puisque, comme il l’écrit, «l’angoisse reconnaît nos pas / le désordre en pleine vendange de terre / les illusions se remplissent d’abats». Là surgit, selon le poète, la véritable lucidité, d’inspiration stoïcienne: vivre, c’est accepter la défaite du sens, la mort larvée au creux du réel; c’est «creus[er] des galeries à même la perte». Cette âpre représentation refuse toutes les échappatoires – que ce soient le désir, le rêve ou l’espoir –, considérées comme des foyers d’aveuglement. Pour citer l’auteur, puisque «les constellations prennent la mer», «il faut disperser l’espoir / éviter que les gouffres se rassemblent». Ou, comme Jean le résume si bellement ailleurs: «[j]’ai affamé une bougie pour que naisse ma demeure».

Monochromes

On le voit, le poète n’y va pas de main morte. Son écriture procède par une accumulation d’oppositions et d’hyperboles qui font violence – pour ne pas dire la guerre – au sens commun. La tonalité surréaliste qui se dégage de l’ensemble est tout à fait tonique parce qu’elle s’écarte de la banalité du quotidien; elle ouvre largement le champ de l’expression. Mais je ne peux pas passer sous silence l’effet de monotonie induit par des métaphores tirées constamment du même imaginaire cataclysmique. Le résultat est parfois mécanique.

on a préparé la nuit comme un corps
soumis les outardes au chagrin
un caillot ensemence mes ambitions
les comètes trahissent-elles mieux
    qu’une idée
je suis revenu mendier du brouillard
extirper un cataclysme son aura
les nœuds crus du pardon

Il y a dans cette poésie hallucinatoire quelque chose du voyant, du prophète dans sa volonté d’affranchissement, dans sa révolte métaphysique – posture qui m’a fait penser au travail de François Guerrette. J’ai certaines réserves, notamment dans la portion en prose de Refuge pour ténèbres, quant à la représentation de l’antagonisme opposant l’écrivain à ceux et celles qui ne partagent pas sa vision, ces gens qui «ne connaiss[ent] de la paix qu’un tremblement» et «ne rêv[ent] que par accident». Ce «dédain de la foule méchante» (Émile Nelligan) m’est apparu suranné, car il réactive le cliché du poète maudit.

En somme, que retenir de ce recueil? Pourquoi bâtir un refuge pour les ténèbres? Quelle utilité à les préserver, à les protéger? J’en suis venu à comprendre que les ténèbres, dans la scénographie du livre, sont une mise à l’épreuve de l’être. Leur sauvegarde par la parole poétique perpétue la force aveugle qui sourd au sein du vivant.
«[J]e crois aux images qui labourent les tempêtes», avoue Stéphane Jean, nous convainquant ainsi de l’apport vital du geste créateur. Peut-être parce que tout ce qui peut nous survivre, c’est «une fable debout devant la blessure».

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Stéphane Jean
Montréal, Les Herbes rouges
2021, 88 p., 19.95 $