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La névrose familiale des romanciers

La névrose familiale des romanciers

Répertoire de souvenirs personnels, L’été au parc Belmont est une adresse à sens unique au père et au psychanalyste, que vient émailler la voix subjective.

Roman illustré

Répertoire de souvenirs personnels, L’été au parc Belmont est une adresse à sens unique au père et au psychanalyste, que vient émailler la voix subjective.

Dans Le roman familial des névrosés (1909), Freud développe une théorie stipulant que face à la faillibilité nouvellement découverte de ses parents, l’enfant en bas âge s’invente une filiation extraordinaire dans laquelle il peut s’inscrire pour expliquer le fait que ses géniteur·rices ne soient pas les démiurges qu’il imaginait. Mâtiné de psychanalyse, le premier roman de Thara Charland prend presque le contrepied exact de ce concept: l’autrice s’y attache à lentement déconstruire la figure paternelle afin de la remplacer par un être aussi peu mythique que possible. Sans représenter une charge contre ce père, L’été au parc Belmont constitue la riposte formulée par l’écrivaine à la formation des idoles: on y aborde le manque, certes, mais sans lui élever un autel.

Dans ce travail de reconstitution mémorielle, le parc donnant son titre au livre agit en guise de souvenir-écran et symbolise métonymiquement le père inconnu (décédé d’une crise cardiaque dans la quarantaine), qui y a passé ses journées lors des vacances estivales de sa jeunesse: «Je voudrais parler du parc Belmont sans l’avoir jamais fréquenté, sans en posséder un cliché, je veux l’évoquer par les seules anecdotes que je lui connais», écrit l’autrice, alors qu’elle semble parler moins du lieu lui-même que de son propre programme esthétique.

Punctum/poubelle

La théoricienne de la postmémoire Marianne Hirsch soutient, dans Family Frames (1997), qu’il existe une typologie représentationnelle du «faire famille» qui favoriserait la construction d’un idéal visuel du groupe familial à travers l’album photographique. Elle se demande en fait si «nous pouvons lire les images domestiques et les photos de familles comme des enregistrements ou des indices1». Lorsqu’on lit L’été au parc Belmont, il devient évident que oui, ne serait-ce qu’en raison du lexique de l’enquête qui entoure les observations de l’autrice. Mais l’image comme le père résistent: tous deux «refuse[nt] l’examen auquel [l’écrivaine] voudrai[t] le[s] soumettre». Dans ce livre, l’expression «interroger du regard» doit s’entendre au sens propre: chaque image est décortiquée par un œil attentif à ce qui pourrait trahir la dynamique des rapports entre les sujets photographiés.

Paradoxalement, alors qu’elle examine impitoyablement les photographies en tant que représentations, Charland les considère avec soin en tant qu’archives. Car il n’y a pas d’album familial qui préexiste à l’écriture, et le texte le crée en articulant les photos sous la forme d’un récit. Laissés à l’abandon dans un sac à ordures rangé à la cave par le père, ces clichés auraient bien pu ne jamais reparaître. Une partie du travail de l’écrivaine semble consacrée à restituer la valeur de ces images pour les extraire du paradigme du déchet auquel le geste du père les avait reléguées. À la recherche du punctum de chaque moment capturé, la romancière procède à une ekphrasis méthodique qui extirpe l’image de la poubelle pour lui rendre son pouvoir – et son mystère.

La peau de l’image

En même temps, est-ce aussi simple? On est en droit d’en douter, puisque c’est autant pour annuler le geste de dissimulation posé par le père que pour en reconduire autrement la finalité qu’écrit Charland. Les lecteur·rices de L’été au parc Belmont apprennent en effet que si les photos sont cachées depuis toutes ces années, c’est que le père a probablement voulu les sauver des ciseaux de sa propre mère.

L’ouvrage oscille ainsi entre besoin de réparation et mise à distance – des images, mais également de l’homme presque inconnu qui y figure. Ce «père qui [lui] colle à la peau», on peut imaginer que c’est par la photo que Charland compte s’en affranchir et simultanément s’en rapprocher. Lorsqu’elle nous rappelle que Balzac croyait jadis que chaque photographie captée débarrassait le corps d’une strate, d’une couche d’épiderme, on comprend que l’autrice se prête au jeu du dépouillement et transforme ces clichés en de véritables peaux de chagrin.

La genèse du texte se situe là, dans cette tension que crée l’héritage, entre compulsion («quand je trie les photos, je pense aussi à la répétition de nos gestes») et continuité (celle que forme la lignée des aïeuls morts). À force d’éplucher le réel par leur succession, les photographies (elles aussi nées de gestes itératifs, toujours à recommencer – comme leur lecture) parviendront peut-être à dénuder le vécu de ses chairs pour en atteindre l’os.

  • 1. Je traduis: «Can we read domestic images and family photographs as records or clues to these processes?»
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Thara Charland
Montréal, La Mèche
2022, 216 p., 24.95 $